Littérature noire
27 Octobre 2020
Près de 4000 kilomètres, depuis tout là-haut, dans le Minnesota, jusqu'aux eaux agitées du Delta, une balafre liquide qui transporte autant les hommes que l'histoire des Etats-Unis, le Mississippi est une légende-fleuve et Eddy Harris a une petite trentaine d'années quand il décide de le descendre, dans sa totalité, en canoë. Ce sont les dernières années 80, l'homme se cherche comme écrivain mais aussi, sans doute, comme être humain : il a besoin d'un défi pour savoir où il en est.
Publié en 1988 aux Etats-Unis, Mississippi solo a eu un formidable retentissement : un noir qui se lance ainsi dans une telle aventure ! Racontant autant le fleuve que le peuple du fleuve, il y avait quelque chose du rêve américain là-dedans, le contact avec l'immensité, l'exploration, l'inconnu. Mais Mississippi solo c'est bien autre chose qu'un périple, encore moins un livre de nature writing comme le superbe Indian Creek de Pete Fromm. Enfin si c'est un peu tout cela mais avant tout, il s'agit d'une histoire de rencontres, d'Eddy Harris avec un univers aquatique qu'il ignore totalement, avec des gens et in fine, avec lui-même.
Quand, en début d'automne, l'auteur, qui a trente ans à l'époque, met le canoë dans le lac Itasca, source du Mississippi, il a les atours de Candide : prêt à tout mais surtout prêt pour rien. Il n'emporte pas des kilos de nourriture, mais une tente, un duvet (sans plumes d'oie qui, une fois mouillées, sont inutiles), de quoi faire un feu, une grande bouteille d'eau, des cartes... et un calibre. Le but c'est de bivouaquer dans les nombreux campings sur les bords. Ou à la sauvage. En se nourrissant dans les diners, les petits restos ou bien en tenant le coup avec quelques barres énergétiques. Ce n'est pas une organisation scientifique, c'est celle de monsieur tout le monde. Et c'est pour cela que l'aventure est superbe. Avenant, enthousiaste, poli, courageux, Eddy Harris va aller à la rencontre de centaines d'habitants de cette Amérique. Il va boire des quantités de cannettes de bières avec d'anciens GI, avec des jeunes désoeuvrés, avec des pilotes de remorqueurs, il va discuter avec des femmes, des blancs, des noirs... et là est tout le sel de ces 329 pages. Bien sûr que les problèmes de météo, de courants, de barges arrivant en face, créent la tension de l'aventure, mais le beau est dans les face à face avec la population. Et sur ces 4000 kilomètres, Eddy Harris, ce noir qui se rend dans le sud, n'aura finalement qu'une seule embrouille, avec des crétins type Délivrance qu'il fera fuir avec quatre coups tirés en l'air. Pour le reste, de la bienveillance, de l'aide et de la chaleur humaine. Il y a Emily au début du voyage qui le transporte avec son canoë, il y a Don qui l'accueille et l'héberge dans son remorqueur, il y a ce pêcheur qui lui offre un énorme poisson pour son dîner, il y a Bill qui lui fait faire le tour de Natchez... des micros instants d'humanité simple, des personnes qu'il ne reverra plus jamais mais qui lui parlent, lui tendent la main.
Et il s'agit du parfait contraste de la relation qu'entretient au fur et à mesure, Eddy Harris avec le fleuve. Il aime cette sensation de glisse, de liberté, de Nature, docile ou pas. Et ce silence. Qui lui permet de se plonger dans ses pensées. De se retrouver, de mesurer ses limites.
Mississippi solo ne brille pas par un style appuyé ou enflammé, l'auteur n'en fait pas des tonnes sur la beauté des lieux, il écrit simplement et, quelque part, on lui rend grâce de cette épure. C'est un roman, plus qu'un récit, qui se révèle étonnant, singulier, rafraîchissant, très fort dans sa sincérité. Qui permet à la fois de parler de l'Amérique, des noirs en Amérique (sans que ce soit central), des Américains et de leurs rapports, entre eux, avec ce fleuve, avec leur histoire. C'est dans la grande tradition des écrivains voyageurs américains et le lecteur a le vrai, et rare, sentiment de voir un auteur naître au fil des pages.
Mississippi solo (trad. Pascale-Marie Deschamps), ed. Liana Levi, 329 pages, 15,99 euros