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The killer inside me

Littérature noire

Les nuits rouges : fantômes de la désindustrialisation

Thionville. Moselle. Code postal : 57672. Un peu plus de 40 000 habitants. Dont combien de descendants des ouvriers des haut-fourneaux ? L'ancienne Métropole du fer a-t-elle digérée sa brutale désindustrialisation, ses milliers d'hommes envoyés à ce que l'on appelait encore l'ANPE ? Pas vraiment. Et surtout pas Dimitri Gallois. Plus que son frère Alexis, il est obsédé par la découverte du corps de son père dans un crassier (scories d'une usine métallurgique, parfois hauts de plusieurs dizaines de mètres), quarante ans après sa disparition. A l'époque leur mère avait assuré qu'il était parti avec une femme : l'autopsie du cadavre, bien conservé, révèle qu'il a eu la nuque brisée. Dimitri stoppe les conneries, les amphets, l'alcool et se met en chasse, véritablement, du fin mot de l'histoire. Au même moment le commissaire-adjoint Keller, tout juste muté, est appelé sur le meurtre d'un dealer du coin : cloué à une tôle par un carreau d'arbalète qui lui a perforé l'oeil. Son inspecteur Faas, albinos effrayant, joue les gros bras.
Sébastien Raizer, à qui l'on doit la belle novella 3 minutes 7 secondes parue en 2018, réussit, avec un grand sens du politique, ces Nuits rouges, polar social sur fond de grand Est abandonné, trahi. Et c'est heureux de pouvoir ainsi dresser une sorte de panorama littéraire de cette région à travers les romans de Nicolas Mathieu, Laurent Petitmangin et maintenant Raizer. Pour être franc, la première partie du roman se révèle un peu molle malgré ce cadavre dès les pages initiales. Il faut juste attendre que Fass, belle ordure, ripoux 5 étoiles sur TripAdvisor, prenne les choses en mains. Oui, un méchant que l'on aime détester c'est toujours agréable à lire, cela libère quelques pulsions. Et quand Faas, menacé par une bande d'Albanais invisibles, commence à partir en sucette ça vaut le coup d'oeil. Ajouter à cela, une belle explication des mensonges d'Etat, à la fin des années 70 et au début des années 80 à ces milliers de sidérurgistes, une lente dissection des conflits syndicaux entre CGT et CFDT, les coups tordus de certains et l'auteur dresse le constat d'un premier pas du capitalisme triomphant. Heureusement Sébastien Raizer n'appuie pas trop sa démonstration et même s'il prend clairement parti, les révélations économico-politiques demeurent sur des faits plus que des discours. Les faits se sont des vagues de suicides dans la région. "Tout fonctionnait, sauf que forcément, personne ne savait que les Trente Glorieuses étaient terminées, du moins parmi le peuple. Trente Glorieuses... ce n'est qu'en 1979 qu'on a inventé ce terme. Sale année de merde, crois moi. Toutes les sutures ont pété d'un seul coup. Ouvriers, techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise : t'arrives au boulot un matin et t'apprends que t'as été viré dans la nuit. Tu rentres dans ton pavillon sur vingt-cinq ou trente ans et tu te flingues."
C'est précieux, en 2020, de pouvoir lire sur ce qu'a été le monde il y a seulement quarante ans. Précieux de lire bien sûr ce qu'était alors le discours politique. Pas pour trancher d'un bord ou de l'autre. Mais pour garder les yeux ouverts. Sur des hommes et des femmes qui ont été jetés une fois que le rêve industriel était passé.
Le lecteur en aurait presque réclamé un peu plus, un rab de paysages, un rab d'anciens de l'usine, pour entrer encore mieux dans cette région qui a dû totalement se réinventer.

Les nuits rouges, ed. Série Noire, 284 pages, 18 euros
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