Littérature noire
29 Décembre 2020
Saura-t-on un jour la vérité sur les activités de Gerry Adams avant d'être le populaire leader du Sinn Fein et l'artisan des accords du Vendredi Saint qui ont mis fin à trente ans de guerre en Irlande du Nord ? Il a toujours nié avoir été un chef de l'IRA. Malgré les doutes. Malgré les déclarations publiques de ses adversaires politiques mais aussi de Républicains irlandais. Cette année, le journaliste du New Yorker, Patrick Radden Keefe, a publié Ne dis rien, un essai remarquable sur la complicité présumée d'Adams dans l'assassinat de Jean McConville, 38 ans, veuve avec dix enfants, enlevée un soir de décembre 72 dans les HLM de Divis Flat par un commando non identifié. Son corps ne fut retrouvé qu'en 2003. Et ce formidable livre, salué aux quatre coins de la planète, dissèque avec une rigueur toute anglo-saxonne les mécanismes de cet assassinat mais également l'organisation de l'IRA, ses combats, ses erreurs, ses victoires, ses morts.
L'auteur part, dans une séance d'ouverture magistrale, sur le parcours de Brendan Hugues, grande figure du nationalisme irlandais et ami de Gerry Adams (en photo tous les deux à Long Kesh, dans le livre du leader politique, Notre jour viendra, Flammarion, 1996) et sur celui des soeurs Price, notamment Dolours Price, co-responsables des attentats commis à Londres en mars 73, ayant fait 200 blessés. Elle fut, avec sa soeur Marian, condamnée à la perpétuité, commuée en 20 ans, puis libérée au bout de sept ans, après une grève de la faim pour purger sa peine en Irlande.
Ainsi, Ne dis rien tisse son décor tragique et évoque une IRA très hiérarchisée au sein de laquelle Doulours Price et Brendan Hugues tiennent des rôles centraux. Sous les ordres de Gerry Adams pour une partie de Belfast. Les années vont se succéder dans le sang et les larmes. Jusqu'aux fameux accords de paix. Deux choses arrivent. D'abord, certains républicains crient à la trahison et refusent de voir trente ans de conflit aboutir à une Irlande toujours divisée, une présence anglaise encore bien réelle. Pour cela Gerry Adams est montré du doigt. Surtout qu'il nie, donc, avoir été membre de l'IRA. Deuxièmement, des universitaires de Boston, avec un journaliste spécialisé, un ancien membre de l'IRA et un proche des milieux loyalistes, vont recueillir la mémoire des Troubles dans ce qu'ils appellent le Projet Belfast : une série de confessions-enregistrements des acteurs principaux des milices paramilitaires, publiables uniquement à la mort du témoin. Une façon de comprendre ce qui s'est réellement passé, d'expliquer l'engrenage de cette violence. De ce long travail d'enquêtes et de reconstitutions apparaît par exemple, avec Ricky O'Rawe, porte-parole des célèbres grévistes de la faim de 1981 (dont Bobby Sands), que "les détenus avaient reçu une offre secrète de la part de Margaret Thatcher, qui avait répondu à presque toutes leurs demandes." Une offre refusée par les dirigeants du mouvement républicain, dont Adams. Rétrospectivement, O'Raw pense que le leader du Sinn Fein avait compris que les six morts de la grève de la faim apporterait un déclic populaire...
Ces enregistrements ont permis aussi de révéler l'existence d'une brigade spéciale de l'IRA chargée de l'élimination des mouchards. Ou prétendus mouchards. Ce qui était peut-être le cas de Jean McConville, femme isolée dans un HLM qui, avec ses dix enfants, n'avait a priori guère le temps de chercher des infos et de les transmettre. Mais Dolours Price affirme que l'ordre de la supprimer venait bien de Gerry Adams. Quand le Projet Belfast est ébruité, la justice anglaise demande à écouter les bandes. L'université traine des pieds mais doit céder, au grand dam des enquêteurs, floués. Sur cette base, Gerry Adams sera interpellé en avril 2014 et placé en garde à vue pendant quatre jours. Niant évidemment toute implication dans l'assassinat de Jean McConville.
"En niant avoir joué le moindre rôle dans le conflit, Adams se dédouanait de facto de toute responsabilité morale vis à vis de catastrophes telles que le Bloody Friday - et au passage, il reniait ses anciens subalternes, dont Brendan Hugues. "Tout ça me dégoûte, grondait Brendan Hugues. Cela veut dire que des gens comme moi doivent endosser la responsabilité de toutes ces morts." Si le carnage avait au moins abouti à expulser les Britanniques d'Irlande, Brendan Hugues aurait peut-être pu se convaincre du bien-fondé de ses actes. Mais il avait le sentiment qu'on l'avait privé de cette logique d'absolution. "Vu la façon dont les choses ont tourné, pas une mort n'en a valu la peine." Brendan Hugues, activiste de l'IRA, condamné à 13 ans pour ses actions, est mort en 2008, à 60 ans,, malade, dans ce HLM de Divis Flat où Jean McConville avait été enlevée.
Ne dis rien n'est pas un document à charge et, hélas, Gerry Adams ne saisit pas l'occasion de s'y exprimer, d'éclaircir ses zones d'ombres. Et jamais dans sa biographie de 1996 il n'évoquait que ce soit ses liens avec l'IRA ou la proposition de Thatcher, encore moins le sort de Jean McConville. On le sait, l'histoire est écrite par les vainqueurs, fussent-ils ambigus.
Ne dis rien se révèle un solide travail de journaliste d'investigation, précis, fouillé et colossal. La trajectoire de Dolours Price est d'ailleurs digne de celle d'une héroïne tragique, sans doute le personnage le plus touchant, le plus intègre aussi, du livre.
Ne dis rien (Say nothing, trad. Claire-Marie Clévy), ed. Belfond, 430 pages, 22 euros