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The killer inside me

Littérature noire

Tous complices : la grande exploitation de nos petites faims

Ce Tous complices de Benoit Marchisio rappelle la folle époque d'Aurélien Masson à la tête de La Série Noire quand, en 2011, il sortait Préparer l'enfer de Thierry di Rollo ou Le Bloc, de Jérôme Leroy. Des textes très engagés, radicaux, politiques plus que sociaux sans doute. Désormais à la direction d'EquinoX, Masson publie donc Tous complices, plongée glaçante chez les livreurs de l'Appli, société spécialisée dans les repas à domicile. Nul besoin d'être grand reporter au Financial Times pour comprendre que l'on parle ici des méthodes de sociétés comme Uber Eats ou Deliveroo dont les livreurs étaient encore en manifestation il y a un mois.
A travers la vie d'Abel, Marchisio dissèque la spirale de ces "coursiers-partenaires". Car ils ne sont pas employés, ça tout le monde l'a désormais bien compris. Ces entreprises n'embauchent que des micro-entrepreneurs. Qu'elle met au supplice. Abel a pris ce job et s'est acheté un vélo neuf pour aider sa mère, femme de ménage et entend bien rythmer son emploi du temps entre livraisons et cours à la fac. "S'il livre vingt heures par semaines à environ quatre livraisons par heures, il peut émarger à 450 euros par mois". Payé 5,625 euros de l'heure. Les espoirs des premiers jours, des premières semaines, vont laisser place à un véritable enfermement, une course désespérée pour des primes de 12 euros (!), physiquement inaccessible. Et dans ces conditions, assez vite, fac est mise entre parenthèses. Pour deux hamburgers, quatre sushis, un plat vegan ou un milkshake que des clients ne veulent pas aller chercher à pied, c'est tout un monde de précarité qui se crée.
Un avocat, Igor Capelli, pétri de convictions humanistes, va tenter de fédérer ce lumpenprolétariat. Il va d'abord se prendre une rouste mémorable à un abri bus squatté par des livreurs-loueurs, ceux qui n'ont pas de comptes officiels avec l'Appli. Ce lynchage va attirer les organisateurs du "Débat" l'émission phare, culte, de la chaîne d'info continue, L'Antenne. Dans ce salmigondis d'experts-imposteurs, Igor pourrait être un contre-feu aux propos réacs ambiants. Une caution en somme.
Si Tous complices n'est pas parfait, c'est peut-être dans la multiplication de ses personnages, notamment toute la partie autour de Lena. Au détriment du personnage d'Abel et de sa mère que l'on aurait aimé connaître un peu plus encore, dans leurs difficultés, dans leur quotidien. Marchisio aurait peut-être pu, là, pousser le curseur. Pour le reste, l'histoire tient, c'est le cas de le dire, la route. On sait le goût des auteurs de polars pour la géographie des villes mais ici cela tombe dans l'évidence tant Abel parcourt des kilomètres au quotidien. Et c'est tout Paris que le lecteur voit défiler dans ces pages.
Bien évidemment, le constat est atroce. L'Appli est un patron sans bureaux, sans direction physique, juste des alertes sur le smartphone pour un restaurant, un colis et une adresse. Et puis des règles folles : des repas à livrer en 30 minutes. Deux retards et c'est l'expulsion. Une aberration. Acceptée par ces coursiers-partenaires, "Abel est libre, comme lui promettait la nouvelle économie. La belle. La moderne. La rapide". Et le pire, comme le balance le titre, c'est que nous sommes "Tous complices". Ou si ce n'est pas tous, c'est une grande majorité. Les conditions de travail de ces hommes et de ces femmes sont maintenant connues. Mais ces plateformes fonctionnent toujours. Les clients sont là. Et les gouvernements sont incapables de modifier ces règles. Ce n'est pourtant pas être un maoïste idéaliste ou un membre des Farc que de se demander comment peut-on vivre décemment avec 450 euros par mois ? En travaillant. Le roman de Benoît Marchisio remet le social, le scandale de ces années que nous vivons, au coeur du récit et ça, ça fait plutôt du bien.

Tous complices, ed. EquinoX, 288 pages, 20 euros
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