7 Avril 2021
Sarah a 20 ans. Issue du mariage forcé de ses parents marocains, elle a également un jeune frère, Ryan, à l'homosexualité cachée. Forcément quand on vit dans une cité du 9.3. Sarah poursuit deux masters de droit et s'oriente vers le droit des affaires pour se sortir de son milieu. Mais pour l'instant, son passeport vers un avenir meilleur, c'est son incroyable corps et sa paire de seins, " petit miracle de la génétique : deux ogives nucléaires qui pointent vers le monde arabe, deux ogives garanties 100 % naturelles, posées sur un corps ferme..." Elle devient escort girl dans les plus chics bars des palaces parisiens avant de rencontrer Vince, un dealer très classe, au volant d'une Mustang. Il lui ouvre le monde de la jet set. Mais tout se complique lorsque Samy, son ex, sort de taule où il a purgé deux ans pour trafic de stups'. C'est Sarah qui l'a balancé après un énième viol, une énième raclée. Mais maintenant, il veut se rembourser.
Aux premières pages de Pute et Insoumise, on songe, avec un brin de crainte, à Manger Bambi : jeune fille de banlieue qui vit grâce au commerce de son corps, superficialité surfant sur les réseaux sociaux, les cosmétiques et le r'n'b français gastrique. Mais non, après, il est vrai, des passages assez fastidieux sur les crèmes de jour, les mascaras, les pompes à 2000 balles et les stars décérébrées de la musique, Karim Madani met du noir dans tout ça. D'abord, le trio de l'amant, de l'ex et de Sarah fonctionne à merveille, entre vices et sentiments. Mais c'est le personnage de Sarah qui emporte tout. Particulièrement crédible dans son rôle de jeune fille prise au piège de sa cité, de sa vie de banlieusarde, ne voulant surtout pas revivre le cauchemar de sa mère. L'auteur se permet ainsi quelques réflexions sur la vie en cité, outre la misogynie ambiante, le viol institué comme moyen de pression (tout ce que dénonçait et dénonce le collectif Ni putes ni soumises finalement), il aborde donc cette question des parents marocains au mariage arrangé, de couples élevant leurs gamins devant la télé et les pots de Nutella et puis cette homophobie mortifère. Dans Pute et Insoumise, rien de bon ne sort de ces barres d'immeubles, loin du cliché sur l'énergie des cités, le vivre ensemble... Et ce n'est pas mieux dans le petit milieu bourgeois parisien, avec une scène irrésistible chez des féministes et cette réplique géniale, "tu es dans une perspective complètement hétéronormative". Madani passe tous ces univers à la sulfateuse, des univers qui se rejoignent finalement sur une seule chose, faire de l'argent. Le libéralisme, comme mantra commun.
Bien sûr, on peut trouver quelques scories dans le roman, notamment dans cette volonté d'enquiller des listes. De parfums, mascaras, blush. Puis de fringues, chaussures, pantalons, vestes. Et enfin, d'armes. C'est indigeste. Mais l'auteur cherche peut-être à creuser le fossé entre cette forme de vie superficielle que Sarah gobe et la terrible réalité qui l'attend dans l'appartement de Samy. On regrette aussi les trop nombreuses punch lines faciles, les jeux de mots, du style, "Saigne Saint-Denis... pas le coeur à l'ouvrage, plutôt le coeur à l'outrage".
L'épopée de Sarah, entre homme politique de gauche qui aime les fellations aux glaçons et marchand d'arme au micro-pénis, a la saveur triste de ces années 2000. Du bling-bling mais pas grand chose sous le vernis, de la violence et Fleury au bout du compte, des voyages en Thaïlande et des retours inéluctables à l'ombre des HLM. Heureusement Madani enchante cette tragédie avec le tempérament solaire de Sarah : elle encaisse les coups et les rend parfois. Elle s'amuse de son relatif pouvoir sur les hommes. Et rêve de porter la robe noire. Ce n'est pas une héroïne, c'est une amazone.
Pute et insoumise, ed. La Tengo, 218 pages, 20 euros