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The killer inside me

Littérature noire

Deacon King Kong : le Brooklyn des années 60

James McBride a grandi dans le quartier défavorisé de Red Hook, à la pointe ouest de Brooklyn. Des quais ils pouvaient voir la statue de la Liberté. Ou le pont de Brooklyn évidemment. L'auteur a aujourd'hui 63 ans et, après la vie de l'abolitionniste John Brown dans l'époustouflant L'oiseau du Bon Dieu puis celle d'un autre Brown, mais James cette fois-ci, dans Mets le feu et tire toi, il est temps pour lui de poser sur le papier quelques souvenirs d'enfance. D'autant plus le moment que son histoire d'afro-américain entre en résonnance, en 2020, année de publication de Deacon King Kong, avec le mouvement Black Lives Matter. McBride est un activiste de la cause noire au sens où, sans jamais attiser la haine, sans verser dans la caricature, il raconte, avec force documents et sentiments, la difficile condition de son peuple. Avec toujours, une petite dose de poésie, de folie douce, celle qui avait tant épatée dans L'oiseau du Bon Dieu.
La folie douce, ici, c'est celle de Sportcoat, un surnom lié à cette veste ridicule que ce vieil homme noir porte quotidiennement. Habitant de ces logements sociaux des Cause House, il a perdu sa femme il y a quelques mois, et s'adonne plus que de raison à la boisson. Le fameux King Kong, une gnôle que son ami Rufus distille dans les bas-fonds de la cité. Sportcoat c'est donc le vieux malheureux auquel plus personne ne fait attention. Encore moins Deems, jeune dealer d'héroïne, dont Sportcoat fut justement l'entraîneur quand il était un authentique espoir du base ball. Mais ce jour-là, le vieux coach a un flingue dans la main et, en plein jour, il tire sur Deems. La balle ne fait que frôler le crâne mais c'est la panique. Sportcoat, tellement ivre, ne se souvient de rien. Ne craint ni les représailles, ni les descentes de police. Continue sa vie de petits boulots, diacre de l'église des Five Ends, bricoleur par-ci, jardinier par-là. Dans ce New-York qui n'a pas encore tout cédé à l'immobilier, il aide d'ailleurs une dame plus âgée que lui à trouver des herbes sauvages dans les terrains vagues alentours. Elle est la mère de Tommy Elefante, caïd italien -génois plus précisément - très discret, du quartier. Et lui-même reçoit la visite du Gouverneur, un Irlandais souffreteux, qui a connu le père de Tommy en prison, époque où il lui avait confié une antiquité de grande valeur, dérobée à un musée européen pendant la guerre. Bref, le Gouverneur voudrait remettre la main dessus avant de pousser son dernier souffle. Pendant ce temps, Deems profite de son hospitalisation pour imaginer d'autres partenaires dans son business.

Un trésor à retrouver, une épouse décédée qui parle à son mari, une mystérieuse distribution gratuite de fromage, des personnages haut en couleurs... Deacon King Kong possède un charme un peu surréaliste, un rien de poésie, malgré une violence bien concrète. Il y a un jeu évident de l'auteur pour nous faire saisir toute l'ambiguïté de cette époque, 1969, quand une société définie est au bord de l'implosion avec l'arrivée de l'héroïne mais aussi la disparition de tous les afro-américains venus de Caroline du Sud, du Kentucky, pour travailler à New-York. Et c'est un blanc, policier juste et intègre, qui résume la situation : " les vieux poivrots attachants, les clochards, les voleurs à l'étalage, les prostituées, les petits délinquants inoffensifs habituels qui l'avaient autrefois fait rire et parfois même réconforté lors de ses longues journées d'agent de police, puis d'inspecteur, tous ces gens étaient de moins en moins nombreux te ne seraient bientôt plus qu'un souvenir - certains déménageaient, d'autres mouraient, d'autres encore disparaissaient, enfermés quelque part. Les petites filles qui lui faisaient signe de la main avaient grandi et étaient maintenant des mères célibataires accros à la drogue."

Très bavard, drôle également (truculente scène de recette pour briser le mauvais sort à base d'escargot et de dent de chien de chasse !), Deacon King Kong rappelle autant le Spike Lee du début que Pelecanos, pour son approche des situations sociales très diverses, des histoires de cette communauté malmenée, prise en étau entre les Blancs, les Irlandais, les Italiens. Après des premières pages qui pose assez abruptement le décor, James McBride déroule une prose mélancolique et lucide, enrobant son lecteur dans une demi-douzaine de personnages où les femmes tiennent le haut du pavé. Il raconte bien sûr un monde qui n'est plus depuis fort longtemps mais il le raconte avec une cruelle tendresse, évoquant - et c'est valable à New-York en 1969 comme partout aujourd'hui - ces enfants qui fuient les entraînements de base ball pour gagner quelques dollars à dealer. "Avec la statue de la Liberté en vue, gigantesque monument de cuivre rappelant que cette ville était une machine qui avait broyé les aspirations des pauvres bien plus impitoyablement que n'importe quelle égraineuse de coton ou n'importe quel champ de canne à sucre du Sud". Pas de morale facile mais un témoignage émouvant, dur, et ce Sportcoat inoubliable, incarnation de tous les rêves et toutes les chutes. Roman ambitieux et totalement réussi.

Deacon King Kong (trad. François Happe), ed. Gallmeister, 537 pages, 25,80 euros.
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