Littérature noire
3 Mai 2021
D'accord, le thème de la disparition n'est pas super nouveau dans le roman noir. Et sur les cinq continents d'ailleurs si l'on s'en réfère à l'oeuvre de Natsuo Kirino et ce phénomène si particulier des johatsu. Evidemment, la question de la disparition est le plus souvent, du moins chez les meilleurs, un prétexte pour aborder bien d'autres problématiques. C'est le cas avec le magnifique L'eau rouge du Croate, Jurica Pavicic. Si l'évaporation inexplicable de la jeune Silva est la colonne vertébrale du roman, elle sert surtout à aborder le changement politique de ce pays, tout comme le changement de la société en général, mais aussi l'évolution des hommes et des femmes qui ont côtoyé Silva. C'est profond, émouvant, sans excès et ça parle énormément de souvenirs. Chacun à leur tour, les personnages évoqueront une image du passé et c'est ça aussi que Pavicic construit ici, un caméo de ce qu'a été son pays, avant. De ce qu'a été la Croatie avant 1990, de ce qu'a été le monde avant l'effondrement du Mur de Berlin et ses conséquences indirectes. Un monde meilleur ? Pire ? Il ne tranche pas. Mais il souligne, à travers, par exemple, ce complexe touristique qui s'est installé dans une ancienne base navale sur les bords de l'Adriatique, complexe monté par des Irlandais affamés, faisant miroiter des bons sacs de devises et qui, in fine, mettront des "clous" à presque tous les entrepreneurs de la région...
On est en 1989. Fin septembre. Misto est un village de pêcheurs, en Dalmatie, à quelques kilomètres de Split. Silva, jumelle de Mate, a 17 ans et, ce soir de fête, elle s'éloigne de la foule et s'enfuit au bras d'Adrijan, le fils du boulanger. Au petit matin, sa mère, Ursula, son père Jakov, s'inquiètent de ne pas la voir dans son lit. Les heures passent et la peur cède la place à l'angoisse. La police est prévenue, Gorki Sain, petit-fils d'un résistant ami de Tito, prend le dossier en main. Lors d'une perquisition au domicile familial, les fonctionnaires retrouvent un paquet scellé contenant de la coke. Un appel anonyme dénonce alors le fils du boulanger, évoque une barre en fer... Interpellation, passage à tabac. Mais Adrijan nie et le détecteur de mensonge confirme sa bonne foi. Dans ce petit village, il devient un parasite et Mate ne se prive pas, à son tour, de le rouer de coups nuitamment. Six mois plus tard c'est une jeune fille, partie en voyage à travers l'Europe, qui affirme avoir vu Silva le lendemain de sa disparition à la gare routière. Elle est donc en vie ? Elle a choisi de quitter Misto ? Commence alors une existence d'espoirs et de quêtes pour Mate, le jumeau... les années passent et après, des affichettes dans toute la Croatie déchirée par la guerre, adulte, il va sillonner l'Europe, la photo de sa soeur à la main. Pendant ce temps, Gorki Sain, symbole d'un communisme rejeté, doit trouver un autre métier. Jakov et Ursula se séparent, minés par la perte de leur fille.
L'eau rouge propose vingt-huit années de la vie de la famille de Silva, vingt-huit années de leur petit village bouleversé autant par ce fait divers que par le changement de société, vingt-huit années de la Croatie, devenu un autre pays. A travers plusieurs destins, Pavicic peint un monde, dur il est vrai, sombre, impitoyable. Les quelques pages sur Adrijan sont ainsi d'une rare justesse, un témoignage violent sur cette guerre, sa folie meurtrière. De même, Brane, l'amoureux éconduit, vit une vie de marin de commerce, entre Europe et Chine, symbole d'un chavirement de l'économie, d'idéaux remisés aux oubliettes.
Roman très intelligent, prenant, il synthétise aussi les décennies qui viennent de s'écouler. Et encore une fois, l'auteur se garde bien de donner des leçons de morale. Et c'est ce qui est encore plus bouleversant : cette façon de dire qu'un modèle chassant l'autre, le petit peuple n'y trouve pas forcément une grande différence, ni une quelconque amélioration. Les gens de Misto avaient des militaires comme voisins. Ils ont désormais de riches touristes.
L'eau rouge (Cvrena Voda, trad. Olivier Lannuzel), ed. Agullo, 359 pages, 22 euros