Littérature noire
21 Mai 2021
C'est un Hongrois. Et il est mort. Une balle dans l'arrière de son crâne. Il fait partie de ses cargaisons d'Européens de l'Est qui maraudent le long du Pô pour pêcher le silure et le revendre sur le marché chinois. Ils vivent dans des caravanes, fuient les carabiniers, les contrôles... le corps a stagné quelques jours dans l'eau, la vase. Pas un beau cadavre. Mais Soneri n'a pas que celui-ci comme macchabé. A quelques centaines de mètres, c'est le commandant Manotti, l'un des derniers partisans du coin, qui tire sa révérence, seul, abandonné, sur son fauteuil.
Dans la région de la Bassa, du côté de Parme et Pavie, la vie est rythmée par le fleuve, par ce qu'il offre, aux pêcheurs, aux plaisanciers, aux trafiquants mais aussi, et surtout, par ce qu'il prend lors de ses crues dévastatrices. C'est un paysage de brume, d'humidité, de digue immense, de chemins de halage, plantés de peupliers. Ici, on a la parole comptée mais le ressentiment généreux. Comme le dit Carega, l'un des membres du Cercle nautique, cette association de vieux italiens revenus de presque tout, "certains générations grandissent dans l'espoir, d'autres dans la désillusion." Et de désillusion, il est énormément question dans La maison du commandant, sixième opus des enquêtes du commissaire Soneri. La désillusion, d'abord, du héros, lassé par une hiérarchie stupide, rigide, carriériste. La désillusion aussi du commandant décédé qui a livré ses sentiments, sa déception, dans un carnet intime. Enfin, la désillusion de la jeunesse italienne, tentée par l'extrême droite, dans cette région qui a combattu les idées fascistes.
Valerio Varesi est un philosophe de formation et il glisse ici de longues discussions entre son commissaire et des anciens autour de concepts, comme la raison, par exemple. Il y a questionnement, il y a argumentation. C'est toujours l'idée de ce monde qui ne tourne plus rond, "l'époque n'est pas au collectif, et tout le monde se plaint dans son coin". Soneri en prend plein la gueule, lui qui croit aux vertus du vivre ensemble, se frotte à des compatriotes de plus en plus aigris, fatigués. Bien sûr que l'auteur conserve, et plus que jamais, son approche très simenonienne du roman policier, surtout dans cette atmosphère d'hiver et de bottes en caoutchouc. Il prend le temps de raconter la Bassa à travers ses habitants et notamment Nocio, ce dur à cuire qui a fixé sa maison sur deux chalands (bateaux à fond plat pour les marchandises), fixés à deux arbres, histoire de ne pas être emporté par les eaux. Et quand la crue arrive, il fait sonner du Verdi à fond. Verdi, enfant de la Bassa !
Les amateurs de Varesi y trouveront encore leur compte. Deux petites choses à noter tout de même. Beaucoup de conversations au téléphone qui tue un peu l'ambiance, crispe la narration. Sinon, on sent que l'auteur se lâche un peu plus dans les expressions, il n'a ainsi jamais autant été question de cul, de coups de pied au cul, de se le bouger... et globalement, Soneri, oui, s'énerve même parfois. Le placide inspecteur qui fait monter sa tension ! On aura tout vu.
La maison du commandant (La casa del comandante, trad. Florence Rigollet), ed. Agullo, 307 pages, 21, 50 euros