Littérature noire
30 Août 2021
En incipit de son excellent premier roman, Les yeux des morts (2010), Elsa Marpeau citait Cormac McCarthy. Avec L'âme du fusil, l'auteure montre à quel point elle a ingéré et digéré ses influences américaines, pour les faire siennes, pour y mettre sa patte et, surtout, ses tripes. On pourrait évoquer une forme de rural noir et même penser à certains auteur des Ozarks ou des Blue Mountains, mais non, il y a quelque chose de très particulier, de très personnel, dans le malaise que créé Elsa Marpeau, cet entre-deux, quand le lecteur ne sait pas si le roman va vraiment dérailler.
Philippe est un homme d'âge mûr, depuis quelques années condamnés au chômage, après avoir servi deux décennies à l'usine de boulangerie industrielle. Dans ce coin de campagne française, il vit avec sa femme, la pulpeuse Maud et son fils de seize ans, Lucas. Le challenge de Philippe désormais, c'est de transmettre son amour de la chasse, toute cette culture du petit gibier, à son rejeton. Lui acheter un fusil, lui faire aimer l'air pur du petit matin, lui faire apprécier la patience. Pour cela, il peut compter sur ses fidèles amis, Didier, Steeve, Patrick. Mais, forcément, il y a un grain de sable. C'est ce nouveau voisin : un jeune Parisien, arrivé au volant de son Alfa Roméo rouge, se baignant nu dans le lac. Il obsède inexplicablement Philippe. Une attirance ambivalente. Et Philippe va jusqu'à voler son courrier pour en savoir plus.
Il y a un décor qu'Elsa Marpeau plante : un village perdu, un lac, un bois, quelques maisons éloignées. Le tout sous une canicule d'été. Mais il y a surtout ce personnage de Philippe. Bien fissuré. Capable de retrouver le goût du sexe avec sa femme et d'aller voir, la pauvre fille du coin pour tirer un coup rapide et glauque. Philippe n'a plus qu'une seule chose bien à lui, la chasse. Il est le récipiendaire d'une culture ancestrale, transmise par son propre père. Et ses souvenirs de chasse au blaireau sont envoûtants et même émouvants. La chasse comme moment de partage, comme moment de nature et surtout pas comme une boucherie. Elsa Marpeau exécute d'ailleurs un contre-pied formidable à la bien-pensance actuelle. Elle ne sublime pas la chasse mais elle montre combien il s'agit d'une tradition ancrée au plus profond de la campagne française. Le problème bien sûr étant que la société est aujourd'hui essentiellement urbaine et ne comprend donc plus ces racines-là. Parenthèse fermée. Cette chasse donc, Philippe veut la transmettre comme un socle, un pilier de sa vie. Et le roman est ainsi une longue lettre de confession, adressée à un neveu lointain. Une façon de mettre noir sur blanc et plus seulement en paroles, tout ce qu'il sait sur les canards, les lapins, les fusils, les battues.
Et justement, avec toutes ces armes à portée de main, on ne sait jamais quand cela va rendre un tournant dramatique. La tension, omniprésente, tient dans les 70 centimètres du canon de ce Remington...
Et si on doit en revenir au tout premier roman d'Elsa Marpeau, Philippe a quelque chose de Gabriel, le technicien de scènes de crime Un personnage qui, lui aussi, avait un fils appelé Lucas...
L'âme du fusil a tous les charmes d'un roman noir poisseux mais également dérangeant. Où le lecteur ne sait pas se situer. Le talent de l'auteure c'est aussi d'installer tout cela en moins de deux cents pages. Elle a bien râclé la surface, laissé juste l'indispensable, confié aux lecteurs les interprétations. C'est du très beau boulot.
L'âme du fusil, ed. La Noire, 182 pages, 16 euros.