Littérature noire
4 Août 2021
La découverte, il y a deux ans, d'Il était une fois dans l'Est, premier roman d'Arpad Soltesz a été un drôle de choc. Parce que le roman est extrêmement bon, c'est une chose. Mais parce que cela disait aussi que l'Est de la Slovaquie pouvait aussi être une terre de littérature et de littérature noire. Avec nos préjugés, nos constructions mentales, le polar c'est l'Amérique. Ou la France. L'Angleterre. L'Ecosse. L'Irlande. Le Japon aussi. Et un peu les autres. Mais pas trop. Et surtout pas de l'autre côté de l'ancien rideau de fer, non. Là-bas, non. Et puis Agullo a fait le boulot. Publiant l'an passé, Le bal des porcs, roman à clés, plus complexe, mais passionnant pour sa reconstruction de l'assassinat de Jan Kuciak. Arpad Soltesz est un militant de la démocratie. Il l'a fait à travers sa plume de journaliste. A travers sa plume de romancier.
Durant Quais du polar à Lyon, début juillet, l'auteur, psychologiquement fatigué, s'est confié et a fait part de ses craintes pour son pays.
Le Bal des porcs est d'une rare violence pour votre pays. Le livre a-t-il été un scandale ou plutôt un succès en Slovaquie ?
Un scandale ? Ce que je raconte c'est ce que vit tous Slovaques au quotidien. C'est ce qu'il connaît au quotidien. Non, c'est plutôt un succès et un film indépendant en a d'ailleurs été tiré très rapidement qui a cartonné avant le premier confinement. Il est sorti en même temps que le dernier Star Wars et la première semaine il était même devant. Il est ressorti quand le confinement a été interrompu, avec encore du public. C'est le plus gros succès du cinéma slovaque ! Mais c'est un film qui parle aux Slovaques, je ne sais pas s'il peut être apprécié de la même manière hors de nos frontières.
Est-ce que vous avez subi des critiques à la publication du Bal des Porcs ?
Oui. Ces gens-là ont encore des supporters. Le roman est basé sur l'assassinat de mon collègue Jan Kuciak et se finit donc sur sa mort. Et j'ai développé les relations entre l'Etat et la mafia. Alors forcément, les amis de ces gens-là n'étaient pas ravis. Mais rien de physique. Beaucoup de réactions sur les réseaux sociaux. Beaucoup de mails haineux aussi. Ils sont nombreux à penser dans mon pays que le roman puis le film ont influencé les dernières élections et participé à la chute du parti Smer qui était aux commandes du pays depuis une douzaine d'années... Mais ce n'est pas exact de dire que le livre colle aux faits, à la réalité de cette affaire. C'est un mélange, Le bal des porcs s'appuie sur ce drame mais ce n'est pas de la non-fiction, cela reste un roman. Des lecteurs ont reconnu le président Robert Fico (démissionnaire quelques mois plus tard) dans le livre et pour cela ils m'ont détesté.
La frontière est vraiment fine entre les faits et votre fiction.
C'est toujours un trait fin. En tant que journaliste, vous n'êtes pas capable de dire la vérité, vous êtes seulement capable de donner les faits, après les avoir collecter. Mais vous n'avez jamais tous les faits. En tant que romancier, vous pouvez dire la vérité, sans même un seul fait. C'est ce que j'ai essayé de faire dans le livre. Le livre est un instantané de la Slovaquie mais ce n'est pas de la non-fiction. C'est pour cela que l'on ne peut pas dire par exemple que dans le roman, Wagner soit Marian Kocner. Il est inspiré de Kocner, Wagner fait des choses dans le roman que Kocner a réellement fait, mais ce n'est pas exactement lui. Et d'ailleurs quand j'ai écrit le livre personne n'était certain que Kocner était derrière le meurtre. Il était suspecté, il était même derrière les barreaux pour une fraude mais on ne savait pas s'il avait commandité le meurtre de Jan Kuciak. Allez, pour tout dire, le nom de Wagner est un peu un code parce que Koc en slovaque, cela veut dire wagon... Mais dans le roman il y a un ex-journaliste aussi, et c'est curieux, parce que je le fais oeuvrer pour Kocner et dans la réalité il a vraiment bosser pour Kocner, c'est lui qui a tenté d'effacer certaines preuves sur les lieux du meurtre... J'ai écrit en préambule au roman, « si malgré tout vous vous reconnaissez dans un personnage, allez vous dénoncer au commissariat ». Apparemment certains ont lu Le bal des porcs dans mon pays et sont allés voir la police. En tous les cas, je le répète, le roman est la suite de faits logiques.
Est-ce que l'on peut parler de mafia dans l'affaire de Jan Kuciak ?
Pas exactement. Kocner était un chef d'entreprise. Et dans ce cas précis, il n'a pas été établi de liens avec la N'Drangheta. Il y a peut-être eu des intérêts communs dans certaines affaires mais on ne peut pas l'affirmer avec certitude. La N'Drangheta était en Slovaquie, ça c'est sûr et un homme, Antonino Vadala, a été extradé vers l'Italie, jugé et condamné pour trafic de drogues (condamné à neuf années de prison en octobre 2019). Il vivait à l'est du pays, il détournait aussi semble-t-il d'importantes aides agricoles européennes et ça c'est typique de la N'Drangheta. Donc ils étaient bien là et Jan (Kuciak) était en train d'écrire un article sur eux. Et leurs connections avec, d'abord Maria Troskova, l'assistante personnelle du premier ministre Fico, et avec Fico, lui-même. Troskova était un lien direct entre un homme de la N'Drangheta et le bureau du premier ministre ! Jan a été tué exactement à ce moment-là donc, oui, on s'est dit c'est l'oeuvre de la N'Drangheta. Mais ce n'était pas le cas. C'était Kocner. En première instance il a été acquitté. Le procureur a été changé parce que certains ont parlé, pour ce premier procès, d' « un travail de merde » ! Ils n'avaient pas pris en compte les preuves présentées, ils en avaient versés d'autres qui sortaient de nulle part... ils ont quasiment inventé des preuves ! Donc ça a pris plus d'un an pour remonter le dossier. Et il y a de sérieuses chances pour cette fois-ci il soit condamné. Cela va se jouer devant une cour spécialisée dans la corruption, les dossiers de mafia, près de Bratislava. Il faut dire aussi que lors du premier procès, Kocner était désigné par l'opinion publique comme le coupable. Par les journaux aussi. Et ce n'est pas pour les défendre, mais les juges n'ont sans doute pas apprécié que le procès se fasse dans la rue. Ils ont donc donné plus de poids au doute...
Après Le bal des porcs, que ce soit le roman ou le film, est-ce que les organisations criminelles sont ressorties affaiblies ?
Ce que j'ai écrit n'a pas été une révélation non plus ! Tout le monde dans le pays savait comment les choses se passaient. Ce n'était pas quelque chose de nouveau. Peut-être que de l'écrire comme je l'ai fait, cela a provoqué une émotion différente mais quasiment tout le monde savait déjà quel type de personnage était Kocner. Il n'y avait pas de grand secret. Et aujourd'hui je peux vous dire que la Slovaquie a changé... en pire. Nous avons un gouvernement très populiste, techniquement incapable de gérer le pays. Ils ont surfé sur cette propagande anti-corruption mais c'est tout. Ils ont envoyer en prison plusieurs membres du précédent gouvernement, et des juges, des procureurs, des chefs de service dans la police. Mais vous ne combattez pas la corruption en incarcérant des personnes corrompues ! C'est bidon. C'est juste une punition, ce n'est pas de la prévention. Il faut changer les lois pour obtenir plus de transparence. Le problème c'est que ce nouveau gouvernement a changé la législation pour moins de transparence. C'est comme si un nouveau gang était arrivé et avait mis la main sur le pays. Ils sont moins compétents que les précédent, plus idiots, d'authentiques amateurs. Et le pire, c'est la désillusion du peuple slovaque qui nourrissait de grandes attentes. Il y a de la frustration. De la colère. De la haine. Et j'ai peur que cela ouvre la porte à un pouvoir extrêmiste, vraiment très à droite. Il y a des lobbys catholiques un peu partout. D'ailleurs le porte parole actuel du parlement, Boris Kollar, est un type qui est resté plus de vingt ans proche de la mafia. On l'a écrit. Sous le gouvernement communiste, il faisait du trading sur les devises étrangères, ce qui était formellement interdit. Il est aujourd'hui, en Europe, l'un de proches de Marine Le Pen (la leader du RN l'a félicité après son score aux législatives de mars 2020). Il est maintenant le plus fort allié du parti au pouvoir. Donc ce gouvernement, oui, est une blague.
Cela ressemble à une douche froide pour les Slovaques ?
Il faut comprendre que les politiques chrétiens sont vraiment infiltrés de partout. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, notre pays a vendu 70 000 juifs slovaques à l'Allemagne nazie pour qu'ils soient tués ! Nous sommes le seul pays a avoir fait cela (ndlr : on parle alors de régime clérico-fasciste). Et aujourd'hui, je suis persuadé que si un homme fort débarque et assure qu'il va nettoyer le pays, tout le monde votera pour lui.
Dans Il était une fois dans l'Est, vous décriviez une partie du pays livrée au trafic de cigarettes, de drogues, à la corruption, au kidnapping de jeunes filles pour les forcer à la prostitution. N'est-ce pas un peu fort pour un pays de l'Union Européenne ?
La seule partie que je n'ai pas inventée c'est la vengeance de la fille : elle n'a jamais tué personne dans la réalité mais moi ça m'a plu alors je l'ai écrit comme ça. Elle a vraiment fini comme porn star, elle a sa propre page wikipedia, elle vit à Los Angeles aujourd'hui. Mais c'est comme ça que ça s'est passé, avec des sbires des services secrets qui l'ont kidnappé, violé dans un appartement, avec ce trafic de cigarettes au milieu... c'était au début des années 2000. Kosice, où se passe le roman, est un mélange de culture allemande, hongroise, tchèque, slovaque, depuis très longtemps. C'est cosmopolite. Et à l'Est de Kosice c'est encore un autre pays. Très pauvre. Et l'esprit général, c'est que l'Etat ne nous donne rien donc on ne doit rien à cet Etat. On vit là-bas selon ses propres règles, on trafique avec l'Ukraine et on ne se pose même pas la question de la légalité des choses. D'ailleurs aller en prison n'est pas une honte. Certaines actions sont peut-être des crimes mais pas des péchés.
La vision d'une démocratie à l'échelle européenne est-elle partagée en Slovaquie ?
Je crains que non. On a un profond sentiment pro-Russe. Il y a comme une attente de l'homme fort, du leader. Le peuple s'en fiche un peu de la liberté. Il ne sait pas exactement ce que c'est en fait. C'est compliqué parce qu'à Bratislava, c'est une ville moderne, déjà plus pro-européenne. Mais dès que vous allez un peu dans l'Est, cela ne leur parle pas. Il n'y pas de boulot là-bas. De plus tout le monde boit beaucoup, c'est un vrai problème, dès huit heures du matin vous croisez des gens déjà saouls, que ce soit à la vodka ou au moindre alcool de contrebande. Il y a aussi une question de système éducatif. Chez nous c'est vraiment nul. Et cela est pire que sous l'ancien régime. Si vous avez un peu de talent, vous ferez des études à l'étranger, à Prague, à Budapest, au Danemark, à Paris ou en Irlande. Et ces étudiants, eux, constatent sur place le sens du mot démocratie. Et ce sont eux qui, doucement, peuvent changer le pays. Mais j'ai peur que nous n'ayons pas le temps nécessaire pour attendre ce changement. La Russie a une influence toujours très forte, certains voudraient que l'on redevienne un de leurs satellites. Dans ce chaos, on est d'ailleurs l'un des pays les moins vaccinés d'Europe et pourtant l'un des plus mortellement touchés par le variant anglais.
Dans ce contexte, arrivez-vous toujours à pratiquer votre métier de journaliste ?
Historiquement, bien sûr, il n'y avait pas de journalisme d'investigation sous le régime communiste. Mais nous avons appris. Je fais partie de la seconde génération post-communiste. Jan était un représentant de la troisième et c'est carrément du haut-niveau. J'ai arrêté l'investigation il y a une quinzaine d'années pour faire du commentaire politique et puis Jan a été assassiné et cela m'a renvoyé aux enquêtes. Mais vous savez que ce n'est pas de tout repos. Après l'affaire de Jan, on a créé un pool d'enquêteurs avec les différents médias du pays mais aussi avec des médias étrangers. Et notre boulot c'était de finir celui de Jan. Il y a eu une énergie incroyable, un vrai impact et on a travaillé très vite. On a alors carrément créé un centre international d'investigation. Je ne l'avais pas prévu et cela m'est tombé dessus. J'y ai tout donné pendant deux ans et j'ai fait un énorme burn out. J'en suis parti en janvier. Et je retourne aux analyses politiques pour la télé. Je pense que je suis vraiment fait pour ça. Aujourd'hui les journalistes ne sont plus le cinquième pouvoir. On est envahis par ces médias automatiques. C'est plus de la propagande que de l'information. Internet apporte un flux d'informations mais tout le monde n'est pas capable de faire le tri ou d'analyser. Mais je le comprends parce que l'information véhiculée ainsi est basée sur l'émotion et si vous voulez vraiment trouver la source d'une simple information, ça peut vous prendre une heure. C'est un danger quand l'information est traitée de cette manière, sans analyse, sans mise en perspective.
Photo copyright Arthur Daniel Michalica