Littérature noire
10 Août 2021
Martin Eden est sorti en France il y a cent ans exactement. Roman monstre sur la littérature, roman sur lequel nombre d'écrivains jurent leur amour pour cet art, roman qui a sans doute aussi fait éclore plus d'une vocation. C'est le neuvième de Jack London et il est souvent considéré comme son chef-d'oeuvre, en tous les cas le plus autobiographique.
L'histoire, pour ceux qui ne la connaissent pas, est celle de Martin Eden, jeune marin de 20 ans, aux épaules colossales, qui sauve un jeune bourgeois d'une malencontreuse bagarre et se retrouve, en remerciement, invité au déjeuner en famille. Dans la cossue demeure d'Oakland, il tombe littéralement fou amoureux de la fille, Ruth Morse, beauté diaphane de quatre ans son aînée. Sous le charme, au sens quasi magique du terme, Martin va alors tout faire pour la conquérir et en premier lieu, s'instruire. S'il a parcouru quelques recueils de poésie, Ruth va lui conseiller d'autre auteurs et l'inviter à fréquenter les bibliothèques. Martin s'y rue. Et va se mettre en tête de tout lire, ou presque, pour tenir la comparaison avec Ruth mais aussi sa famille, qu'l veut également impressionner. Puis, il va rapidement se mettre à écrire et envoyer ses poèmes, ses nouvelles, à des revues. Sans aucun résultat. Orphelin, forcé de travailler pour se nourrir, il va faire le blanchisseur pendant un temps, comptant ses heures de sommeil pour pouvoir lire, se cultiver, écrire. Malgré les avertissements de ses parents, Ruth cesse de résister et tombe dans les bras de Martin. En tout bien, tout honneur, puisqu'on est en 1909 (date de sortie du roman aux Etats-Unis). La jeune fille tente de mettre son chéri dans le "droit chemin" de la vie et lui demande venir travailler avec son père à la comptabilité. Mais l'esprit de Martin bouillonne d'idées, de principes, de concepts sur la vie et il est certain que ses écrits trouveront preneurs. Nietzschéen au sens de la puissance, le matelot se confronte alors à Russ Brissenden, immense poète et ami, lui, socialiste, atteint d'une tuberculose. C'est finalement, par un concours de circonstance, que Martin Eden, va connaitre la gloire : il se rend à un meeting socialiste, prend la parole pour critiquer leur manière de vouloir sauver les esclaves du monde moderne, le meeting fait scandale, la presse s'en empare, le visage de Martin Eden est à la Une... ses écrits commencent à se vendre. Et bien se vendre.
Si toute la partie amoureuse avec Ruth Morse est aujourd'hui très pesante, elle exprime finalement toute l'incompréhension de classes, entre ce jeune marin rustre, sans parents et cette fille bien élevée, entourée d'une riche famille. C'est ce désir social de s'élever que Martin Eden veut conquérir. Plus que le coeur de Ruth sans doute. Outre une grande leçon sur les efforts de l'écrivain, ses sacrifices, ses immenses déceptions, sa totale misère et ce monde parfois ridicule, Jack London s'en prend ouvertement à la classe dominante américaine, coincée, sans imagination, focalisée sur ses rentes annuelles... et prête à tous les parjures pour peu que l'argent soit au rendez-vous. Le personnage de Ruth, à la fin, est d'une rare cruauté.
Certaines scènes de promenades à bicyclettes, de balades en bateau ou de dîners du dimanche ont sans doute pris un coup de vieux. Mais le Martin Eden qui va mettre son costume au mont de piété, qui se fait offrir un bol de soupe par sa logeuse, qui invente des stratagèmes pour ne pas s'endormir sur les livres ou qui retourne voir la belle Lizzy... ça c'est impérissable. Oui il y a beaucoup de l'auteur dans Martin Eden. Le héros a des envies de Tahiti et de yacht. London aura lui des envies de ranch et de terres agricoles. Tous deux en revanche mourront très jeunes...
Martin Eden (trad. Claude Cendrée), ed. 10/18, 479 pages, 7, 50 euros