Littérature noire
21 Août 2021
" Mais qu'est ce qui nous est arrivés ?" Ils sont dix amis. Il y a Clara, la propriétaire de la belle maison du quartier Fontanar, à La Havane, son mari Dario, leur ami gay Irving, avec son compagnon Joël, Horacio, Fabio et Lubia, Elisa et Bernardo. Et puis Walter. Ils sont trentenaires, certains ingénieur, physicien, graphiste, vétérinaire, architectes, en train de finir leurs études de neurochirurgie. C'est le mois de janvier 1990 et ils se réunissent comme d'habitude pour fêter l'anniversaire de Clara. Une photo est faite...
Plus de trente ans plus tard, la photo apparait sur le Facebook de Clara. Son fils, Marcos, exilé à Miami la montre à sa fiancée, aux racines cubaines, la belle Adela. Sur cette image, elle semble reconnaître celle qui s'appelle Elisa. Pourrait-elle être sa mère, Loreta Fitzberg, vétérinaire près de Seattle ?
Il est vrai qu'Elisa, tout juste enceinte, a fui Cuba en cette terrible année 90, peu de temps après la mort de leur ami Walter, tombé sans explication du toit d'un immeuble. Après elle, c'est Horacio qui a pris les chemins de l'exil vers Porto Rico pour y enseigner Puis Dario qui s'est vu proposer de finir ses études de médecine à Barcelone. Et encore Irving, parti pour Madrid. Autour de Clara, en une poignée d'années ce sont tous les amis qui ont disparu. En gardant le contact certes. En envoyant de l'argent pour affronter la crise économique cubaines. Mais avec Clara il n'est plus resté que Bernardo, l'ex-mari d'Elisa, devenu un compagnon aimant, sevré d'alcool.
Leonardo Padura se montre redoutable dans ses polars. Mais il y a toujours un fond sociétal puissant, un vrai amour pour décrire la vie collective des habaneros, avec des moments gastronomiques pour s'interroger, philosopher, parler économie, politique. Dans La transparence du temps (2019), il y avait ces tablées avec Mario Conde, Josefina, Manolo, Carlos, el Conejo. Là, dans Poussière dans le vent, c'est puissance mille. L'auteur parvient à tisser des relations d'une rare intimité entre ces amis d'enfance, qui se fréquentent depuis l'école communale, le lycée, sans jamais se quitter. Certains couchent ensemble. D'autres coucheront ensemble. Se marieront. Le tout dans une affection débordante, une bienveillance naturelle et un certain humour noir. Parce qu'il en faut pour vivre à Cuba en 1990. Le Mur de Berlin s'est écroulé depuis quelque semaines et tous sentent que la situation change. Et pas pour le mieux ("Autour de lui, pendant ce temps, l'entreprise de démolition se poursuivait jour après jour à un rythme de plus en plus accéléré et le pays se retrouvait sans alliés politiques mais surtout sans nourriture, sans pétrole, sans transport, sans électricité..."). Alors quand il n'y a plus d'humour, il y a l'exil, la fuite, l'effacement. Presque du jour au lendemain, sans rien dire à personne. Parce qu'il ne faut pas alerter les autorités. Et parce que dans cette bande, qu'ils appellent Le Clan, il pourrait bien y avoir un mouchard. Walter, le peintre ? Ou la blonde Guesty ?
Sous le prétexte de cette mort mystérieuse sur le toit et aussi cette photo qui ressurgit, Leonardo Padura dresse le portrait d'une rare justesse de cette génération, presque dorée, obligée de fuir Cuba. Ils avaient presque tout, une maison, des diplômes, des connaissances... ne manquait qu'une chose : l'argent pour vivre quand un salaire était de dix dollars par mois et qu'un litre d'huile en coûtait déjà deux. Padura dissèque avec sa finesse habituelle, son sens de la psychologie, les traumatismes de ces Cubains piégés dans une relation d'amour et de haine avec leur île natale. Il interroge clairement les racines, les identités. Et le manque : "il se sentait en proie à une impénétrable tristesse, cette chaleur n'était pas sa chaleur, ses nouveaux amis étaient seulement cela, des nouveaux (ou des seconds) amis, et non ses mais, et ce qu'il avait perdu était irréparable." Ou "ils n'arriveraient jamais à être autre chose que des transplantés avec de nombreuses racines apparentes". Alors oui, comme chez nombre d'auteurs sud-américains ou caraïbéens, il y a une nostalgie, mais ici, la puissance émotionnelle attaque rudement les tripes. Parce que le lecteur sait que la diaspora cubaine est immense. Que c'est la tragédie de ce peuple de fuir son île depuis des décennies. Une île dont ils sont parfois les premiers à reconnaître, par exemple, les mérites éducatifs. Dario se félicite, lui l'enfant d'un solar, ces HLM miteux, d'avoir pu réaliser des études de médecine gratuitement. Mais Padura souligne avec délicatesse à quel point c'est beaucoup et pas assez. Et parce que Poussière dans le vent est un authentique livre cubain, il y est aussi question de sexe. Histoire de rappeler que la réputation de ce peuple en la matière n'est pas usurpée. Parce qu'aussi, tout est amour. Pour un homme, une femme, ses enfants.
Leonardo Padura a peut-être écrit là son livre le plus personnel. C'est en tout cas l'un des plus réussi sinon le plus réussi. Le lecteur se retrouve par la magie de cette prose, de ces ambiances, dans ce jardin de la maison de Fontanar à siroter un vieux rhum avec Bernardo, le chien danger aux pieds. Ou à prendre un croissant à Madrid avec Irving. Et dans ce box avec Elisa et Ringo, dans la paille, en train de pleurer. Il y a une vie folle dans ce roman. De la tristesse. De la rage. Des grands sourires. Des peines énormes.
Poussière dans le vent (Como polvo en el viento, trad. René Solis), ed. Métailié, 627 pages 24, 20 euro