Littérature noire
6 Décembre 2021
Ne cherchons pas trop la cohérence dans la prose de Jerry Stahl. Ou la vraisemblance. L'homme empoigne le principe du délire et l'injecte en intraveineuse dans ses romans. Une folie dans le fond comme dans la forme. Mais attention, ce n'est pas pour autant gratuit. Jerry Stahl use de cette sortie du cadre pour mieux aborder l'histoire de son pays, ses engagements retors, ses petits secrets dégueulasses.
Anesthésie générale (Pain killers en VO) est sorti en France il y a dix ans. A Los Angeles, Manny Ruper a fait le flic. Et, surtout, le toxico. Il vient à peine de divorcer de son amour Tina, qu'il a épousé juste après qu'elle ait empoisonné son premier mari avec des céréales saupoudrées de verre pilé. Donc quand on lui propose d'aller confondre le terrible docteur Josef Mengele à la prison de San Quentin, Manny accepte. Heureusement ce n'est pas si simple. Il y va sous la couverture d'un animateur d'ateliers pour anciens drogués. Il va lui falloir supporter le chef des matons tout en moustache et gras du ventre. Le directeur aux allures de chef des Marines. Et puis la caravane où il doit loger, véritable cloaque d'odeurs, d'humidité et de crasse. Arrive enfin la séance de parole avec son groupe de taulards toxicos et parmi eux (un juif nazi, un révérend, un rasta blanc, un type à qui il manque une moitié de bouche...), 97 ans mais toute sa (vilaine) tête : Josef Mengele. " Je n'ai rien fait de regrettable. On m'a fait des choses regrettables, à moi." Et voilà que Tina apparaît d'un coup dans une caravane proche de la sienne un soir. Manny se met à téter du vin abandonné dans un vieux cubi, puis se fait un fix avec l'ampoule d'une vieille trousse de la Croix Rouge. Avant d'être assommé. Il quitte San Quentin pour chercher Tina. Tombe sur des tournages catholico-porno. Découvre le dernier boulot de Mengele dans une clinique vétérinaire...
Oui il faut suivre. Mais sans être trop à cheval sur la fil de la narration. Le but de Jerry Stahl est aussi de dénoncer l'hypocrisie de son pays par exemple à travers la trop méconnue Opération Paperclip. On sait maintenant que Wernher Von Braun, l'ingénieur chargé de balancer des V2 sur l'Angleterre, a ensuite participé avec succès au programme Apollo, on sait moins qu'il y a eu finalement 1500 scientifiques nazis arrachés à l'Allemagne pour venir travailler aux States. Et c'est ce que Mengele dit "pourquoi eux ? Pourquoi ont-ils eu cette reconnaissance ? Et pas moi." C'est le boucher d'Auschwitz qui va aussi évoquer un gynécologue américain qui opérait, il y a cent ans de cela, les jeunes esclaves noires sans anesthésie pour les soigner de tumeurs ovariennes. Puis de parler des tests de parfum ou de labo pharmaceutiques sur des prisonniers américains plus récemment. Tout ça pour dire qu'Hitler n'a rien inventé, les Américains ont fait pareil avant lui et bien pire ensuite.
Ce qui plombe un peu Anesthésie générale, c'est son nombre de notes de bas de pages. Stahl use et abuse de référence à la sous culture américaine, des animateurs télé, des hommes politiques, des docteurs, des acteurs, des écrivains et cela rompt la lecture. Il y a aussi plusieurs dialogues vraiment longs. Bien sûr il y a quelques scènes savoureuses comme lorsque Manny essaye de faire parler un chicano en cavale qui est littéralement en train de se vider les intestins en direct ! Ou encore cette histoire de test d'urine et de traces d'oestrogène.
Six cent pages bien tordues, souvent très drôles avec, sans doute, deux ou trois longueurs.
Anesthésie générale (Pain killers, trad. Alexis Nolent) ed. Rivages, 605 pages, 10 euros