Littérature noire
24 Janvier 2022
Lorsque le tout jeune Stan Carlisle prend la parole devant ce policier qui veut coffrer tous ses camarades forains, il ne le sait pas encore, mais c'est un autre des tournants de sa vie. Lui, le magicien des cartes, au milieu de la galerie de monstres de la tournée Ackerman et Zorbaugh (un Ten to One, foire où l'on peut voir des monstres, des magiciens, des surhommes..), vient de persuader l'officier de police de laisser tranquille toute la troupe. Par sa voix, son assurance, il a su trouver le ton et les mots. On est dans les années 20, dans le Sud des Etats-Unis, et Stan le Mentaliste va commencer une carrière qui va le mener de ville en ville, de succès en succès. A la recherche du grand coup.
D'abord avec sa compagne Molly, il va jouer les télépathes grâce à un système de codes très au point, une supercherie qui bluffera la bonne société de la côte Est. Puis, autre révélation, il va entrer en contact avec les morts, à travers d'autres artifices, des câbles, des lumières savamment orchestrées. Surtout il va se faire ordonner pasteur pour donner une once mystique à tout ce décorum. Charmeur, machiavélique, Stan Carlisle n'en est pas moins un homme qui a dû encaisser le dur divorce de ses parents, la mort de son chien adoré à un âge où les animaux sont vos meilleurs amis. Il doit également vivre avec l'empoisonnement involontaire d'un forain de sa première troupe. De cela, il s'ouvre à une psychiatre qui lui propose le fameux grand coup qu'il attend...
Le chef d'oeuvre noir de William Lindsay Gresham revient donc dans l'actualité à la faveur de la nouvelle adaptation par Guillermo del Toro. Mais le roman, sorti en 1946, avait déjà été adapté dès 1947 avec Tyrone Power. En France, le livre avait été traduit chez Julliard en 1948 sous le titre trop explicite, et trompeur, Le charlatan. Christian Bourgois puis Gallimard l'ont ensuite réédité. C'est que Nightmare Alley est un sacré morceau. Un voyage de folies, celle d'une époque où le spiritisme fait fureur, celle d'une épouse aussi où un homme culotté pouvait tout se permettre. Y compris le pire. Stan Carlisle est un personnage un peu thompsonien, arriviste, roublard, blessé par son enfance, jamais totalement à l'aise avec les femmes. Il veut la fortune mais sait qu'il marche sur le fil du rasoir. "Je les tiens à ma merci et je peux leur faire lâcher tout ce que je veux. Le geek a son whisky. Mais les autres boivent autre chose : ils se saoulent de promesses. Ils se saoulent d'espoir. Et j'en ai à leur donner de l'espoir." C'est l'histoire, jamais épuisée, d'un homme qui voulait manger le monde, d'un bonimenteur sans scrupules, d'une ambition mal démarrée et forcément... Les cinquante dernières pages sont à couper le souffle, concluent d'une manière inattendue ce qui a tout d'un conte amoral.
La puissance de Nightmare Alley c'est aussi de faire sentir aux lecteurs cette incroyable ambiance de forains, de freaks, ces mises en scène truquées, complexes. Parce que William Lindsay Grisham a été bercé par les fêtes de Coney Island pendant toute son enfance. Parce qu'il a vécu cela de près. Parce qu'il a recueilli les confidences d'un forain (Joseph Daniel Halliday nous apprend le regretté Nick Tosches dans une merveilleuse préface) engagé comme lui dans les rangs républicains lors de la Guerre d'Espagne. S'il a mis deux ans pour écrire les six premiers chapitres, les seize autres furent bouclés en quatre mois. Seize chapitres qui s'ouvrent avec autant de cartes du tarot, une vraie audace pour l'époque. Nightmare Alley c'est le seul succès de son auteur, homme torturé, tombé dans l'alcoolisme, marxiste, représentant en assurance, copiste... atteint d'un cancer de la gorge, le 14 septembre 1962, il se suicide dans l'hôtel même où il avait écrit le seul roman qui lui aura apporté gloire et fortune éphémères.
Nightmare Alley (trad. Denise Nast), ed. La Série Noire, 464 pages, 22 euros.