Littérature noire
7 Février 2022
Le lac Caddo affiche 103 km2 d'eau douce, de cyprès, de mousses grimpantes, d'îlots bien cachés. Et il a la particularité d'être à cheval sur la Louisiane et le nord-est du Texas où il se réduit en Big Cypress bayou, menant à Jefferson, vieille ville endormie sur son passé colonial. Sur les bords du lac Caddo s'est installée Hopetown, communauté d'anciens noirs affranchis. Il ne reste plus que le vieux Leroy Page pour raconter cette histoire. Sur son terrain se sont installées plusieurs caravanes dont certains propriétaires appartiennent à la Fraternité Aryenne du Texas. Des blancs désoeuvrés, pauvres, trafiquants, revanchards, fans de Trump. Et un des gamins de ces caravanes, le jeune Levi, neuf ans, a disparu dans la nuit. Son père est le fameux Big Kill, en taule pour deux décennies, en relation avec plusieurs affaires de came. Mais ce sale type est fortement soupçonné d'un crime raciste. Darren Mathews, Ranger du Texas, est appelé en renfort pour retrouver le petit. Il se trouve que Levi a déjà tagué la maison de Leroy Page. Que celui-ci serait le dernier à l'avoir vu vivant. Que les terrains de Hopetown seraient en passe d'être cédés à une fondation. Non sans que les indiens Caddos, alliés historiques des noirs de la région, gardent un droit sur ces terres. Au-dessus de tout ça, la grand-mère de Levi, représentante de cette noblesse du Sud, tire les ficelles, s'entoure d'avocat et de promoteur immobilier.
Avec au paradis, je demeure, le lecteur retrouve non sans plaisir, le Ranger noir Darren Mathews. Un personnage puissant, fils d'une mère alcoolique et irresponsable, à laquelle ses deux oncles jumeaux l'ont arraché à sa naissance pour l'élever avec le plus grand soin. Entre l'oncle William, Ranger mort dans l'exercice de ses fonctions et l'oncle Clayton, universitaire spécialiste du droit, il a souvent été question du pardon des noirs à l'égard des blancs. Darren Mathews n'a jamais vraiment tranché. Aujourd'hui, en pleine reconstruction de son couple, il veut juste sauver un enfant de neuf ans. Les amateurs de polar connaissent la difficulté, au XXIe siècle, d'écrire un personnage récurrent de flic qui soit à la fois crédible et un brin original. C'est une équation mortelle qui peut mettre en l'air une bonne histoire. Attica Locke tient ce premier rôle depuis Bluebird, bluebird. Cette fois, elle s'approche un peu plus de l'actualité américaine en décrivant un Texas rural et des blancs paumés, incultes, trafiquants et racistes. Trump vient à peine de passer et les Rangers du Texas veulent mettre un coup décisif à la Fraternité Aryenne avant que le ministre de la Justice ne soit nommé et intervienne.
Mais Attica Locke ne mène pas campagne et, loin des sentiers battus, sait, depuis ses premiers romans, témoigner de la duplicité de sa communauté, de sa méfiance parfois irraisonnée de l'ordre, de leur stupidité aussi simplement. Leroy Page incarne ainsi autant une loyauté à l'histoire de son peuple qu'un homme prêt à tout face à la destruction de son "paradis". Le roman se révèle d'une grande finesse, évitant les préconçus, mettant à mal la moralité tant de Darren Mathews que du lecteur (un raciste criminel peut-il être entendu comme un simple père ? Peut-il faire amende honorable ?) et surtout, Attica Locke offre une fin inattendue, doublement déconcertante.
Sur les bords du Big Cypress Bayou, à l'écoute du blues de Little Milton, Attica Locke offre un polar qui sent le Jim Beam, peuplé d'hommes en jean Wrangler, où bancs et noirs s'affrontent du regard sinon des poings. On finit au paradis, je demeure et on se demande comment les Etats-Unis vont, un jour, si c'est possible, sortir d'une telle confrontation...
au paradis, je demeure (Heaven, my home, trad.Anne Rabinovitch), ed. Lian Levi, 312 pages, 20 euros