Littérature noire
15 Février 2022
Bordel, que c'est fort ! Que c'est malin ! Jérôme Leroy réussi le tour de force d'écrire un thriller politique qui n'est surtout pas une dystopie mais plutôt une vision au rayon X d'un climat de société. C'est à la fois maintenant, là, en 2022 et c'est aussi l'année prochaine. Ou dans deux ans. Et ce qui est hallucinant, et qui remet une couche de plaisir sur cette lecture, c'est que Leroy reprend le fil de son roman Le Bloc, paru en octobre 2011, quand il imaginait l'extrême droite négocier son entrée au gouvernement. Onze ans après, il réinvite ses personnages d'Agnès Dorgelles, de Stanko mais ils ne sont plus au centre du jeu politique. Allez, petite mise en bouche des Derniers jours des fauves.
La France est en pleine pandémie. Et en plein dérèglement climatique. A la tête du pays, Nathalie Séchard a créé le parti Nouvelle Société, ni de gauche ni de droite. Mais plutôt de droite. En couple avec un homme de 26 ans son benjamin (quel coquin cet auteur !), elle a construit un gouvernement avec un ministre de l'intérieur, ancien para, proche des réseaux Pasqua : Patrick Bauséant. Manipulateur, violent sous ses airs matois, ambitieux, il est la jambe droite du pouvoir, quand Guillaume Manerville, ministre de l'écologie, élu dans le Nord abandonné, incarne la jambe gauche. Alors, entre un attentat sanglant contre un vaccinodrome et l'assassinat de la ministre de la Défense, lorsque la Présidente annonce qu'elle ne se présentera pas à la présidentielle qui se tient dans douze mois, c'est la curée. Bauséant, soutenu par l'Association, une poignée d'anciens généraux et leaders du CAC 40, décide de tout faire - mais vraiment tout - pour incarner le renouveau de la France, le salut du pays, la solution face aux fachos et aux gauchos.
Jérôme Leroy peigne et recoiffe 20 années de vie politique française, il garde les protagonistes et y glisse ses personnages, c'est astucieux et savoureux. Vraiment taquin, joueur, il interpelle le lecteur, s'impose en narrateur, laisse croire que l'histoire s'écrit maintenant... ou qu'elle s'est déjà écrite. Il y a un vrai jongle avec le temps comme avec la réalité.
Leroy est particulièrement bon dans l'observation donc de la vie politique, mais aussi dans l'observation de la France, des Français. " Il pleuvait comme il sait pleuvoir dans ces régions de mélancolie froide, de pierres grises, de toits de lauzes, de salons de coiffures aux lettrages qui ont été futuristes à la fin de la guerre d'Algérie... " " Lousteau n'a pas de maîtresses ni d'amants, mais ça de toute manière, ça ne prend plus. Les Français, les affaires de fesses, ça les fait rigoler mais ça ne fait bouger un vote qu'à la marge. L'enrichissement personnel, par contre, ça les rend furieux, presque égorgeurs. "
Bien sûr qu'il y a une vraie analyse de la politique en France, de ses accommodements avec les discours les plus extrêmes (" le léopard meurt avec ses tâches "), des cadeaux aux plus fortunés, du traitement indigne des classes populaires, de l'ignorance de la crise écologique. Tout cela transpire dans chaque page, sans que cela se transforme, bien sûr, en discours. A 58 ans, ex-enseignant en ZEP, l'auteur, à défaut de s'être assagi, a acquis une certaine sagesse, à la limite du fatalisme...
Il faut aussi bien insister sur le style Leroy, le goût des mots, sans abuser, avec toujours une forme d'ironie, un rire jaune. Ce n'est pas qu'il ne prenne pas les choses au sérieux, c'est qu'il pose un regard décalé, une mise en perspective souriante : " Clio a beaucoup de mal avec le tabac roulé. Elle trouve que les mégots maigres et fripés dans les cendriers ressemblent à des dents d'enfants malades. Pour elle, ces mégots font partie de l'aspect le moins plaisant des ennemis de l'ordre qui va de pair avec une hygiène approximative, les piercings hyperboliques et les tatouages maoris. "
Et puis Les derniers jours des fauves est un un putain de polar ! On l'oublierait presque. On songe à Manchette. Un peu. Mais on se dit que c'est bien du Leroy si on se souvient de ses précédents opus. Cette façon de glisser de la situation politique vers la situation criminelle - c'est pareil diront certains - se fait dans un formidable fondu au noir, une course en avant, l'impunité de serviteurs de l'Etat, la crainte d'être dénoncé, du sang...
Cette rentrée de janvier-février s'annonçait très relevée. Cela se confirme avec ces 430 pages audacieuses et géniales.
Les derniers jours des fauves, ed. La Manufacture de livres, 430 pages, 20, 90 euros