Littérature noire
15 Mars 2022
Le plaisir de retrouver David Peace ne s'explique que difficilement. Le sentiment d'une prose très spéciale, d'un rythme fiévreux, la découverte de personnages aux limites de leur santé mentale. Tokyo Revisité clôt donc son cycle japonais. Et de la plus belle des manières.
L'auteur ne cède pas un pouce à son style, il hache ses phrases, sa scansion épileptique, ses répétitions, donnent le tournis, réellement. Et puis quelle histoire !
Encore une fois, Peace empoigne un authentique fait divers. C'est son truc, sa signature aussi. Lire, compulser des tonnes d'archives sur un incident. Et en tirer une folie. 5 juillet 1949, en ce jour d'été caniculaire dans la capitale du Japon, Sanadori Shimoyama, le puissant président des chemins de fer du pays, disparaît devant un grand magasin, après quitté son chauffeur. L'administration américaine s'inquiète. Shimoyama devait faire le ménage dans son entreprise, menacée par le communisme importée des soldats japonais libérés par l'URSS et revenant en masse dans l'archipel. Vingt-quatre heures plus tard, le corps du disparu est découvert, en miettes, le long d'une voie ferrée. Harry Sweeney, enquêteur de la police américaine, doit se coltiner les errances de la police locale, la rigidité de sa hirérachie, une théorie du suicide avancée par certains. la participation présumée des services secrets US et une société dont il ne saisit pas toutes les nuances. Déjà en proie a ses propres démons, Sweeney s'enfonce dans le dédale d'une ville comme dans le dédale de cette enquête. Il n'est même pas certain que la vérité sur la mort de Shimoyama soit bonne à dire.
Elasticité des espaces-temps et voilà le lecteur en juin 1964. Murota Hideki, détective privé, se voit confier la recherche d'un auteur de polars autrefois célèbre, parti avec la généreuse avance d'un éditeur. Le romancier avait notamment clamé, à qui voulait l'entendre, qu'il savait ce qui était arrivé au président des chemins de fer japonais, 25 ans plus tôt.
Nouveau saut dans le futur, en 1988 cette fois. Un ancien agent des services secrets américains, obnubilé par son chat, revient à Tokyo. IL accepte un dîner avec une femme, relation lointaine de son ex-épouse.. Et celle-ci lui demande si il se souvient de Harry. Harru Sweeney.
Tokyo Revisitée est un formidable polar collant, une enquête qui évoque les traces politiques des Etats-Unis dans ce pays. C'est aussi justement, un roman sur la modernisation de Tokyo, passée de son labyrinthe puant d'après-guerre à la ville moderne que l'on connaît. C'est un roman sur la littérature également et la place des écrivains dans l'Histoire. Et puis il y a le temps. Symbolisé par ces trois périodes distinctes, symbolisé aussi par les problèmes de plusieurs personnages avec leurs montres respectives. Enfin, il y a la langue de l'auteur, cette fameuse voix et ça, c'est un régal. Tokyo Revisitée est un roman très riche, quasi gastronomique. Comme pour les autres oeuvres de Peace, sa lecture est assez âpre, certains diront ardue. Mais ce n'est qu'une impression, en réalité, les mots de l'Anglais résonnent longtemps par la magie de ce rythme. Impressionnant.
Tokyo Revisitée : (Tokyo Redux, trad. Jean-Paul Gratias), ed. Rivages, 420 pages, 21 euros