Littérature noire
28 Septembre 2022
Hervé Le Tellier était ce week-end end à Bastia pour la 6e édition de Libri Mondi. Le ciel était menaçant et la rencontre s'est déroulée dans l'auditorium du musée. Inutile de préciser que celui-ci était comble. Comme cet auteur aime le dire, "c'est pas le Goncourt à 64 ans qui va modifier quoi que ce soit dans ma vie ". L'homme s'est ainsi révélé avide d'expliquer son roman événement, son travail, toutes ses activités, de L'Oulipo à la BD, en passant par la radio. Passionnant.
Battre le record de 1,6 million d'exemplaires vendus du Goncourt de Marguerite Duras, "L'Amant", c'est un peu comme la médaille d'or du 100 mètres aux JO ?
Ce n'est pas une compétition en termes de ventes. Il y a un côté ludique pour les journalistes à regarder les ventes. Il y aura une vie extérieure au livre qui va sans doute relancer les ventes, c'est vrai. Outre le poche sorti en juin, il y a le livre numérique qui représente, en France, 5 à 10 %. On oublie aussi le phénomène du livre audio. Avec L'Anomalie, il y a un lectorat, je crois, qui ne lit habituellement pas les Goncourt, toujours impressionné par le bandeau rouge, mais cette fois, on leur a dit que c'était lisible, pas intimidant.
Un livre facile à lire peut-être mais très complexe tout de même. L'idée de départ de "L'Anomalie", celle de l'avion, est venue comment ?
L'avion est venu beaucoup plus tard. Je suis parti d'une idée simple en 2018 : la confrontation à soi. J'avais commencé par une petite nouvelle dans laquelle je rentrais chez moi, je discutais avec moi, presque une discussion littéraire, de mes tics, de mes travers. Je me suis dit que c'était une idée assez bonne mais pas à traiter comme cela, qu'il fallait prendre différents personnages, avec différentes réactions. Et j'ai listé le nombre de réactions possibles, j'en ai déterminé à peu près seize. En faisant un graphique, une courbe d'intensité, du sacrifice à la haine. Et j'ai fait une distribution cinématographique de personnages. J'ai finalement gardé huit personnages, représentatifs d'une réaction et d'une situation. Il y a notamment un personnage de veuve qui s'interroge sur le fait qu'elle va devoir en permanence perdre espoir… Donc j'ai eu mes huit personnages et j'ai inventé des situations en fonction de ces personnages.
Dans un roman classique, c'est l'inverse : on prend d'abord un personnage dont on détermine la psychologie et on le précipite ensuite dans des situations. Puis j'ai associé chaque personnage à un style parce que j'avais besoin d'une diversité narrative, sans pousser trop loin non plus. Après j'ai ajouté deux ou trois personnages pour gérer la situation dont Adrian Miller qui, lui, me permet d'aborder la comédie sentimentale britannique. Meredith est le personnage que je préfère dans le livre. Quand je la retrouvais dans le livre, c'était merveilleux… et l'avion est arrivé après. Il fallait un lieu qui ait une logique collective et individuelle. Pour le monde occidental, tout le monde prend l'avion à un moment donné dans sa vie. Y a-t-il un pilote dans l'avion ?, un film que j'adore, était pour moi la référence. C'était le film que j'avais en tête. En plus, c'est un film avec une drôlerie permanente.
La deuxième question, c'était de rendre la chose plausible, que ce ne soit pas un conte ou de la magie. Et j'ai repensé à une conférence de Nick Bostrom, un philosophe suédois. Je l'ai contacté, il m'a renvoyé vers d'autres conférences à Oxford, Princeton. La question de la virtualité est très perturbante. Faut-il croire à nos sens, accepter le monde tel qu'il se présente à nous, est-ce qu'on peut avoir un rapport critique par rapport à ce que l'on reçoit comme information ?
C'était incontournable de placer le roman en 2021, si près de nous ?
Pour augmenter le côté dérangeant, il fallait de la pop culture, que ce monde soit celui que l'on connaît avec Ryan Gosling, Elton John, Vincent Cassel. C'est pour contrebalancer mais aussi augmenter l'aspect vertigineux du roman. Et cela dit quelque chose de la littérature : les personnages de roman n'existent pas. Mettre le scientifique de L'Anomalie face à Donald Trump, cela crée de la perturbation, du monde réel, du monde faux…
Comme dans les authentiques romans de science-fiction, il y a du pessimisme. L'humanité va donc si mal ?
Sur le fond, sur l'avenir de la planète, je suis très très pessimiste. On ne fait absolument rien. Je suis inquiet parce que je vois que rien ne sera fait dans les dix ou quinze prochaines années. La science-fiction depuis Wells, c'est essayer de décrire ce que peut devenir le monde. Et ça donne La Route de Cormac MacCarthy, Things to come d'HG Wells ou l’œuvre de K. Dick qui est un auteur très important pour moi.
Cela ne me dérange pas que l'on catégorise le livre. Mais vous voyez, j'étais invité au Crime Festival, à Londres ! Parce qu'il est aussi passé pour un thriller. Je voulais jouer avec tous les codes de ces genres, en les respectant. Pour moi, L'Anomalie est une dystopie. Ce que j'ai aimé dans la science-fiction, c'est que les questions philosophiques, morales, humaines, y étaient posées, en nous emmenant beaucoup plus loin, c'est une extrapolation de notre destin.
C'est vrai que ces auteurs ne sont pas forcément des stylistes mais ils balancent des idées, du texte. Il y a des novellistes dans ce genre de littérature qui m'ont beaucoup influencé et avec L'anomalie, d'une certaine manière, je n'ai pas de honte à dire que je paye une sorte de dette. Et c'est très agréable. J'ai pris du plaisir à l'écrire. Je l'ai écrit en onze mois. J'y ai réfléchi pendant six mois, en prenant des notes.
Et puis je m'y suis mis en janvier 2019, pour le finir en décembre 2019. Et c'était aussi possible parce que les personnages avaient de l'énergie. Un vrai plaisir de gamin.
Comment compose-t-on avec la contrainte du style et de l'intrigue ?
Dans les romans, il y a deux moments : celui où la littérature s'installe et celui où l'action doit avancer. Et c'est parfois contradictoire. Mais je n'avais pas de réticence à ce que l'action avance. C'est un des gros défauts des auteurs, je pense, d'avoir peur de l'action. Parce qu'ils savent que lorsqu'il y a beaucoup d'action, il faut faire son deuil d'une certaine forme d'écriture, mais, moi, je n'y crois pas. On a le droit d'écrire "et il ouvrit la porte", même si ce n'est pas très intéressant ! On a besoin de l'écrire pour que le personnage entre dans une autre pièce, voilà.
Qu'est-ce que votre œuvre doit aux mathématiques qui vous ont forgé ?
Dans la littérature, pas grand-chose. Mais il y a trois choses qui m'ont toujours intéressé dans les mathématiques : d'abord la logique. Puis la théorie des nombres. Et enfin, les probabilités. J'ai un DEA et j'ai commencé une thèse que je n'ai jamais finie. Parce que j'ai passé un concours de journaliste. Les mathématiciens sont des lecteurs. Mais les littéraires sont rarement fans de maths.
Vous êtes membre de l'association des amis de Jean-Baptiste Botul, philosophe fictif et canular qui a piégé Bernard-Henri Levy, en 2010. Ce même BHL qui n'en est pas moins très présent dans les médias. Les médias sont-ils aveugles ?
On doit à ce mec la destruction totale de la Libye, on lui doit des interventions dans des pays où l'on n'aurait jamais dû intervenir à cause de sa vision de l'exportation de la liberté… Je ne comprends pas. C’est un homme qui a pris sa place dans les médias pour plein de raisons.
Vous avez une œuvre conséquente, variée, et on sent que la littérature, pour vous, c'est sérieux… mais pas trop.
Rien n'est sérieux et tout est sérieux. En littérature, si on veut écrire, il faut écrire sérieusement, y consacrer du temps, ne pas croire qu'un paragraphe s'écrit en dix minutes et accepter le temps long. Le vrai écueil, c'est l'esprit de sérieux : croire que l'on est un écrivain, donc ne pas prendre de distance avec son propre texte et croire que l'on occupe un statut social d'écrivain. C'est pour cette raison que, dans mes textes, il y a une place pour l'humour que je considère comme une politesse vis-à-vis du lecteur.
Vous êtes ami avec Jean-Bernard Pouy, auteur de "La Série Noire" notamment, vous avez écrit un épisode de la série polar "Le Poulpe". Quel est votre regard sur ce genre ?
Je connais mal. Thierry Jonquet (Mygale, Les orpailleurs…) était un ami. Je connaissais Jean-François Villar et Jean-Patrick Manchette et puis c'est tout. Le roman noir contemporain, j'en ai quelques idées avec des auteurs comme Ellroy, mais c'est tout. Et je le regrette parce que je sais qu'il y a des choses très bien. J'en reste à Simenon, Patricia Highsmith, Goodis ou Mickey Spillane. J'ai écrit un polar oulipien, avec d'autres, qui est une suite à quatre chapitres de Boris Vian.
Quels sont vos liens avec les auteurs de BD de L'Association ?
J'ai chroniqué de la BD pendant deux ans à L'événement du jeudi. Ma chérie est scénariste de BD. Donc je connais un peu plus que le polar. Je travaille avec Étienne Lécroard, Lewis Trondheim et Killofer. Sans oublier Berbérian.
Et maintenant, vous travaillez sur votre prochain roman ?
Je ne peux pas travailler que sur un roman. J'ai un projet théâtral, pour L'Association, avec Mon lapin quotidien et puis j'ai des commandes, des gens qui me proposent des choses qui m'intéressent et donc mon prochain roman, qui est compliqué, très, très, très structuré.