Littérature noire
10 Septembre 2022
Jurica Pavicic a une voix. En deux romans, L'eau rouge en 2021, et La femme du deuxième étage ces jours-ci, le Croate a imposé son style tout en mélancolie, en violences tues et en personnages féminins inoubliables. Pas des Wonder Woman, des héroïnes va-'en-guerre, mais des femmes du quotidien, emportées par un choix, une décision ou juste le cours de la vie. Ainsi Bruna, dans ce dernier roman (paru antérieurement en Croatie) pourrait être une cousine de la Silva de L'eau rouge.
A Pozega, Bruna purge une peine d'une douzaine d'années de prison pour assassinat. " Bruna tourne de jour en jour dans ce microcosme comme un hamster dans une roue ". Elle se lève tôt et, avec deux autres détenues, préparent les repas pout toutes les autres, Des journés millimétrées, sans surprise, sans besoin de trop penser. Sinon à ce qui l'a entraîné là. Sa rencontre, totalement fortuite, avec ce jeune élève marin, Frane. Le sexe dans sa voiture. La présentation à sa famille. Puis le mariage et enfin l'installation dans la maison construite par le père de Frane, décédé dans un accident de chantier en Allemagne. C'est dans cette maison, à Split, que tout a commencé à glisser. A cause d'Anka, la belle-mère qui occupati le premier étage. Femme rustre, dure. Mais la jeune mariée aurait pu s'en accomoder si Anka n'avait pas fait une attaque cérébrale qui la laissait à moitié paralysée. Frane en mer pendant des mois, c'est donc à Bruna de nourrir la belle-mère, de la laver, de la transporter de pièce en pièce. Tous les jours. Déjà, une forme de prison. En tous les cas, pas du tout la vie qu'elle s'imaginait. Et en nettoyant une remise, la voilà qui tombe nez à nez avec une boîte de poison pour rats...
Le portrait de Bruna est d'une délicatesse infinie et Pavicic dresse à merveille un destin brisé, de jeune fille travailleuse qui sort, qui s'amuse, devient amoureuse éperdue puis mariée pris dans les fers d'une famille qu'elle n'a pas choisi, dans un environnement soudain hostile. La Femme du deuxième étage c'est ainsi le roman dramatique d'une femme mais c'est, comme dans L'eau rouge, un vrai tableau de la Croatie d'aujourd'hui et notamment de son abandon au tourisme. Les dernières pages sur cette ile paradisiaque sont ainsi d'une grande sensibilité. Le lecteur ne peut s'empêcher d'être estomaqué par l'image de ce fronton majestueux d'une église... jamais finie, abandonnée. Un instantané parfait pour saisir la vanité des hommes mais aussi les trajectoires contrariées des projets des hommes, des femmes, d'un pays.
Et Pavicic d'offrir une poésie contemplative d'une puissante évocation, " Burna pensait à cela et contemplait la lune lourde couleur de miel, elle sentat l'odeur de résine et écoutait le vacarme des insectes et des oiseaux. L'alcool lui remuait le sang de manière agréable. La soirée était fraîche, juste ce qu'il faut pour les laver de la chaleur et de la sueur. Peut-être descendrait-elle cette nuit sur la grève pur se tremper un peu dans la mer. " Un roman beau à pleurer.
La Femme du deuxième étage (Zena S drugog kata, trad. Olivier Lamuzel), ed. Agullo, 224 pages, 21, 50 euros