6 Octobre 2022
A l'emballement opportun, au boycott tardif, on peut préférer des faits précis, des récits qui s'appuient sur des témoignages. De nombreux témoignages. Les esclaves de l'homme-pétrole a été écrit par deux journalistes français indépendants qui traînent leurs carnets et leurs stylos dans la région du Golfe depuis une décennie. Sébastian Castelier et Quentin Müller ont noué des contacts, peut-être des amitiés,, avec les habitants et, pour cette longue et patiente enquête, ils ont pris de vraies précautions, à la fois pour leur sécurité mais aussi pour celle de leurs témoins. Le résultat est une somme rare de paroles d'ouvriers, d'agents de sécurité, de domestiques, mais aussi de diplomates, de responsables d'ONG et de représentants d'entreprises qataries.
Le récit commence avec le fameux chiffre du Guardian, qui annonçait il y a deux ans, que 6500 ouvriers du sud-est asiatique étaient morts sur les chantiers du Qatar dans la dernière décennie. Entendez par là, que ce sont les travaux pour la Coupe du Monde de football 2022 qui sont responsables. Car à part cela, le Qatar n'a guère de projets structurants. Ce chiffre donc, le duo de journalistes va l'alimenter, l'enrichir malgré une certaine opacité autour du nombre d'ouvriers morts et même des ouvriers blessés. Un directeur népalais de l'emploi étranger indique ainsi que " nous recevons chaque jour dix ou trois cadavres à l'aéroport international de Katmandou". Les ouvriers meurent d'accidents sur ces chantiers pharaoniques, des chantiers pour lesquels ils ne sont pas forcément tous formés. Mais ils meurent aussi parfois de crises cardiaques, dues à l'épuisement, à l'extrême chaleur (même si la loi qatarie interdit de travailler entre 10 h et 15 h 30). Ils peuvent aussi lentement dépérir d'insuffisance rénale en raison d'une eau de très mauvaise qualité. Et puis il y a les cadences, les délais à respecter, les conditions de vie inhumaines, les salaires bloqués, les salaires non payés, les passeports confisqués... tout cela est soigneusement recueilli par Sébastian Castelier et Quentin Müller. Mais il y a aussi la parole d'ambassadeurs et d'ambassadrices. Parfois sous couvert d'anonymat. Parfois non, comme Anders Bengcten, ambassadeur suédois qui ne semble pas très inquiet du sort de la main d'oeuvre dans l'émirat... Dans ces chapitres concernant l'organisation de la Coupe du Monde, la visite de la zone industrielle où vivaient pas moins de 400 000 ouvriers (pour 2?5 millions d'habitants) est un moment particulièrement glaçant du livre.
Il ne s'agit toutefois pas seulement du Qatar dans ces 260 pages. Les deux journalistes expliquent que l'esclavagisme demeure dans les mentalités des puissants de cette région qui, jusqu'au début du XXe siècle, entretenait une traite négrière. Avec un système sociétale, la kafala, qui donne tous les droits aux patrons. On parle donc aussi d'Oman, du Koweit, de l'Arabie Saoudite. Pour cette dernière, il y a le témoignage de Soudanais enrôlés de force dans la guerre au Yémen et les expériences terribles de kényanes, domestiques 20 heures sur 24, battues et même violées. Castelier et Müller ont fait les voyages au Soudan, au Kenya, dans le Kerala en Inde, dans la campagne népalaise pour recueillir toutes ces douleurs. Les esclaves de l'homme-pétrole est d'autant plus pertinent qu'il donne donc la parole à des responsables qataris qui plaident leur bonne volonté d'améliorer les choses, la mauvaise presse due à des entrepreneurs véreux et minoritaires. Pas convaincant pour un sou. Mais au moins le disent-ils, sans rougir. Une sacrée belle enquête.
Les esclaves de l homme-pétrole, ed. Marchialy, 262 pages, 21, 10 euros