Littérature noire
29 Novembre 2022
Quel sagouin ce Sam Peckinpah ! Pendant des années, on a crié au génie devant ses Chiens de paille mais le roman était déjà une merveille. Publié en 1972 par Les Presses de la cité - et dans la foulée du film, c'est pour cette raison qu'il prend ce titre et pas l'original The siege of Trencher's farm - Denoël le réédite aujourd'hui, dans une nouvelle traduction. Le texte de Gordon Williams est à des lieux du voyeurisme du film, et pour ainsi dire, il ressemble peu au long métrage : pas de scène de viol, pas de garage à réparer, pas de sous texte sexuel...
Non, Gordon Williams voit les choses bien différemment. D'abord, George Madruger est un universitaire qui vient chercher le calme, dans cette ferme de l'ouest anglais pour écrire sa thèse sur un auteur obscur. Il poses ses valises pour six mois, avec sa fille de huit ans, pas franchement ravie, et son épouse, Lucy. Le couple n'est pas au mieux, lui, tellement une caricature du professeur démocrate, quand, elle, attend un homme, un vrai. Dans ce village paumé des Cornouailles, leur installation n'est pas passée inaperçue. Surtout chez des fermiers, au minimum bourrus, qui tirent la langue : " c'étaient des hommes auxquels personne ne s'intéressait. C'était des hommes qui n'avaient jamais eu de chance. Toute leur vie, d'autres hommes s'étaient moqués d'eux, leur avaient dit quoi faire, les avaient insultés, mis en taule, maintenus dans la pauvreté. " Hormis le pub, le seul intérêt du coin, c'est son hôpital psychiatrique. D'où, à la suite d'un accident d'ambulance, s'échappe Henry Niles, tueur d'enfant totalement demeuré, sachant à peine reconnaître son pied gauche du droit. Mais dans une journée de tempête de neige, perdu dans la lande, il se fait renverser par le couple Madruger. George et Lucy, ignorant pour l'instant son identité, le ramènent à la ferme. Au même moment, la moitié du village recherche une petite fille perdue dans la nature. George appelle le pub quand il découvre l'identité de son invité, demande de l'aide pour le transporter à l'hôpital. Excités par l'alcool, persuadés que Niles est tombé sur l'enfant perdue, cinq hommes vont à la ferme pour régler son compte au prisonnier. Le malheureux universitaire refuse de leur ouvrir la porte.
L'Ecossais Gordon Williams (1934-2017) est essentiellement connu pour Les chiens de paille, malgré des incursions dans la science-fiction et, surtout pour les Britanniques, une collaboration fructueuse, sous pseudo, avec Terry Venables, ancien entraîneur du Barça et de l'équipe d'Angleterre, autour de la série Hazell. Mais voilà, ce sont bien ses Chiens de Paille qui ont traversé la Manche, l'Atlantique et les années. L'auteur, dans une technique de narration assez remarquable, parvient à faire tenir en 250 pages, tous les éléments d'une tension incroyable : d'abord les frictions de ce couple, parfaitement restituées, puis l'ambiance de bout du monde des Cornouailles, isolés par une tempête de neige. Enfin et surtout, l'opposition entre une ruralité bestiale et un urbain, au final, pas si civilisé. Williams touche du doigt la question quasi philosophique de la réponse à l'agression, de la protection de sa famille, des limites de la bonne conscience. Le final de Gordon Williams est formidable de violence, de folie pure et plutôt inattendue. Et c'est là que l'on se dit que Peckinpah est vraiment passé à côté du truc. Ecrit en 1969, The siege of Trencher's farm se lit encore aujourd'hui avec une certaine jubilation.
Les chiens de paille (The siege of Trencher's farm, trad. Frédéric Brument), ed. Denoël, 252 pages, 21 euros