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The killer inside me

Littérature noire

Harlem Shuffle : de l'art de la débrouille quand on est black

1959. New-York. Le quartier de Harlem n'est pas un ghetto noir mais bon, cela y ressemble un peu. Sa communauté ne se hasarde qu'avec prudence plus au sud. On vit entre soi, on se marie entre soi, on consomme entre soi. Ray Carney l'a bien compris. Fils du pas forcément regretté Big Mike, cambrioleur et embrouilleur de première, il dirige un petit magasin d'ameublement et d'électro-ménager. Il a épousé la belle Elizabeth, fils de notables de Harlem, qui observent d'un oeil pas forcément bienveillant ce mariage. Pas assez bien ce Ray. Et la peau un peu trop foncé aussi. C'est d'ailleurs ce qui bloque son entrée au respectable Club Dumas, cercle fermé des afro-américains qui comptent et qui pèsent à New-York. Mais ce n'est pas la priorité de Ray. Lui veut d'abord payer le loyer de sa boutique. Puis installer sa famille dans un appartement plus grand. Alors quand les affaires ne marchent pas forcément bien, il accepte de revendre des marchandises acquises sous le manteau. Rien de grave. Jusqu'à ce que son diable de cousin Freddie lui propose d'écouler le butin du cambriolage de l'hôtel Theresa, le grand établissement de Harlem, là où les stars de l'Apollo tout proche viennent dormir, là aussi où les gangsters logent leurs poupées. Un casse pareil, cela fait du bruit et Ray se retrouve pris dans un vilain engrenage, entre loyauté familiale et volonté de s'en sortir par tous les moyens.
Soyons clair, Harlem Shuffle est un sacré bon roman. Entre polar, étude sociologique et historique, les 420 pages naviguent avec une belle fluidité, mettant en lumière l'ostracisme qui régnait - et règne encore ? - au sein même de la communauté black, entre les notables et le prolétariat. Un aspect déjà bien détaillé par Attica Locke dans le formidable Pleasantville (Série Noire, 2018), mais cette fois au Texas. Colson Whitehead ne fait pas de militantisme frontal et montre à quel point au sein même de sa communauté, les classes sociales sont des enjeux majeures, à quel point la corruption y est également présente. Pas d'angélisme mais néanmoins ce sentiment que la vie d'un noir en ce début des années 60 n'était pas de tout repos. C'est particulièrement vrai à travers Elizabeth et son travail dans une agence de voyages spécialisée dans les bonnes adresses, les bons plans pour la communauté afro-américaine... aux Etats-Unis : dans quelle ville s'arrêter après 17 heures, quel itinéraire suivre quand on va dans le sud, quels commerces fréquenter. Dans le droit fil du fameux Green book.
Heureusement Harlem Shuffle ce ne sont pas que ces aspects, en fait mineurs, du roman. Ray Carney est au coeur de l'histoire et il en fait tout le sel. Jeune homme volontaire, courageux mais pas téméraire, toujours entre deux, prêt à des petits coups mais sans prendre trop de risques, revanchard, amoureux, capable de reconnaître la marque, le tissu et l'année d'un canapé au premier coup d'oeil... bref, un personnage savamment ouvragé par Colson Whitehead. Qui a eu la belle idée de partager son texte en trois parties - un shuffle - distinctes mais  qui se suivent, trois histoires presque indépendantes, qui vont jusqu'à l'été 64 et les fameuses émeutes. L'auteur raconte aussi la transformation, sur ces cinq années, d'Harlem, les rénovations, les destructions d'immeubles. Façon de dire que le paysage change mais pour les blacks, en revanche, le racisme, il faut bien nommer les choses, semblent plus difficile à éradiquer.

Harlem Shuffle (trad. Charles Recoursé, ed. Albin Michel), 420 pages, 22, 90 euros
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