20 Février 2023
Qu'il n'y ait pas de malentendu : La dernière ville sur Terre est le tout premier roman de Thomas Mullen et date de 2006. Précision utile puisque ce texte parle de pandémie et de confinement... mais en 1918, pour la grippe espagnole. L'auteur explique d'ailleurs en postface ses longues recherches, aussi longues que ses lectures, pour trouver de la documentation sur ce sujet aux Etats-Unis. La dernière ville sur Terre n'est toutefois pas seulement un roman sur cette maladie qui aura tué, in fine, pas loin de 100 millions de personnes. Il est ici, un an après la Révolution bolchévique, question d'engagements politiques, dans les syndicats, contre la guerre, pour une justice sociale. Toute proportion gardée, on pense à Un pays à l'aube (Dennis Lehane) ou encore Nous ne sommes rien soyons tout (Valerio Evangelisti), deux romans par ailleurs également chez Rivages.
Voici donc le coeur de l'hiver 1918, dans l'état de Washington. A l'est de la ville d'Everett, dans les montagnes, il y a la toute jeune cité de Commonwealth. Créée par Charles Worthy, autour de sa scierie, cette micro ville abrite moins de 100 personnes, toutes dévouées à l'industrie du bois, la coupe, la découpe et le transport par le fleuve des forêts de pins Douglas, par ailleurs indispensables à l'effort de guerre. La grippe espagnole a été annoncée il y a plusieurs semaines, semant la désolation dans les états touchés, la frayeur dans ceux qui ne l'étaient pas encore. Worthy, avec les membres élus de Commonwealth, décide de fermer toute circulation entre Commonwealth et le reste du pays : plus personne ne sort, plus personne n'entre. Il faudra faire avec les réserves de l'unique épicerie, avec les jardins communaux, avec le produit de la chasse. Un gigantesque arbre est abattu et posé en travers de l'unique route d'accès. Le jeune Philip, 16 ans, fils adoptif de Charles, y mène la garde avec Graham, colosse de l'usine. Un jour, un soldat se présente, affamé, frigorifié, il tente de passer en force. Graham le tue sans hésitation. Un second se présente. Cette fois Philip est seul avec son fusil. Et n'a pas le coeur de tirer. Il propose au soldat de dormir dans un entrepôt abandonné en lisière de la ville. Les deux sont surpris par un autre garde. Et sont mis en quarantaine. Quelques heures après, le premier cas de grippe apparaît dans Commonwealth. Pendant ce temps, dans la ville toute proche, frappée par la pandémie, des notables, le sheriff se demandent si Commonwealth et ses airs socialistes ont bien fait appliquer la conscription.
Roman dense et politique, La dernière ville sur Terre offre, dans un pertinent contexte de crise, à lire ce qui fait société, ce qui unit les hommes. Autour d'un projet, une sorte de cité radieuse, utopique, basée sur le bien commun. Bien sûr, il est aussi question du sacrifice de l'individu, pour sauver sa patrie certes mais aussi sauver sa communauté, voire, simplement, sa famille. Le soldat, porteur de la maladie, porteur de la guerre, est alors tout un symbole. Plus historiquement, le roman aborde cette période des Etats-Unis, quand les syndicats se revendiquaient, du bout des lèvres, de la révolution russe et réclamaient des droits pour les ouvriers, des conditions de travail plus humaines. Une période sans doute de bascule dans l'histoire américaine.
Si La dernière ville sur Terre met tout de même une bonne centaine de pages à démarrer, à prendre un rythme, c'est ensuite une tension tragique, faite d'expectorations sanglantes, d'étouffements, de morts lentes et de masques de gaze. Dans la petite ville, le silence des montagnes est seulement brisé par la toux des agonisants, leurs maisons désormais gardées par des vigiles. On retrouve ici, il va de soi, le style de Thomas Mullen qui avait fait fureur dès Darktown. Sauf que pour ce premier texte, il prend vraiment plus son temps, pose le décor et surtout ses personnages, dont Philip, orphelin, amputé d'un pied après un accident, amoureux de la belle Elsie. Philip sans doute incarnation de ces jeunes Etats-Unis, à la croisée des chemins. Roman initiatique, intelligent et doté d'un sacré souffle.
La dernière ville sur Terre (The last town on earth, trad. Pierre Bondil), ed. Rivages, 545 pages, 24 euros