Littérature noire
6 Mars 2023
Roman social fort, réaliste, émouvant, Abondance est le premier texte de Jakob Guanzon, jeune diplômé de littérature de Columbia,, éditeur, traducteur. Au fil de pages souvent très dures, on se dit que, depuis Steinbeck, les choses n'ont pas forcément beaucoup évolué outre-Atlantique. Le lecteur pense, cinématographiquement, au bouleversant Nomadland de Chloé Zan, avec Frances MacDormand. C'est cette Amérique-là dans le XXIe siècle, dans la misère, la vraie, pas simplement au bord. L'Amérique des travailleurs pauvres, qui s'oublient dans l'incroyable épidémie d'opioïdes, quand ce n'est pas simplement dans l'alcool.
Henry est un jeune père habitant dans le Midwest avec sa femme, Michelle, rencontrée dans un centre de désintoxication et son fils, Junior. Orphelin d'un couple très amoureux, Henry a longtemps souffert de la dureté d'un père, immigré philippin, diplômé en littérature, obligé de travailler toute sa vie dans le bâtiment. A la mort de celui-ci, au delà de la peine, il a pensé rebondir dans la vie grâce à l'assurance-vie. Mais, terrible illustration de son existence, le chèque sera englouti par les dettes contractées pour soigner sa défunte mère. Henry va donc faire le manoeuvre, vivre de petits boulots, pour payer le loyer du mobil home dans lequel il vit avec sa femme et son fils. Son meilleur ami Al lui propose un business de médocs, juteux, mais là encore, rien ne se passera comme prévu : la police les interpelle avec le coffre de la voiture chargé de came. Henry, pour alléger sa peine, dénonce son ami et tire cinq ans. A sa sortie, Michelle est devenue une toxico. Les factures se sont accumulés, les loyers en retard également... Il la vire dans un éclat de violence. Se fait virer à son tour du mobil home et est forcé de vivre dans son pick up, avec son fils de huit ans, d'y dormir, d'y cuisiner, de prendre des pseudo douches dans des sanitaires abandonnés.
Le roman de Jakob Guanzon n'évite pas quelques petites longueurs mais c'est le risque quand on dissèque ainsi tout un mécanisme de société mais aussi un mécanisme psychologique qui vous entraîne ainsi vers le fond. Henry n'est pas un garçon stupide, ni un garçon mauvais. Mais il ne peut rien faire de l'éducation que lui ont donnée ses parents, il est coincé, héritier d'une dette, d'une situation qui ne fait qu'empirer. Une des formidables idées de l'auteur c'est de rythmer Abondance en fonction de l'argent qu'Henry a dans sa poche. Parce que c'est bien là le coeur de ses préoccupations quotidiennes, à se priver de manger pour son fils, à compter les litres d'essence pour aller à l'école. Et donc, chaque chapitre démarre avec $9.04, $0.01, $11.40. Jakob Guanzon parvient à saisir toute la problématique d'une société qui broie les plus faibles ou les plus malchanceux. Système médical, système scolaire, monde du travail... ne procurent ni confort, ni sécurité. Dans cette hostilité envahissante, Henry trouve un rayon d'humanité chez une caissière qui lui arrange sa cravate avant un entretien, chez un ouvrier mexicain. A peine ce qu'il faut pour ne pas sombrer. Abondance est aussi un beau roman sur la paternité, le combat pour sa progéniture, la volonté de protéger un fils.
Texte justement salué par la critique, ce coup d'essai de Jakob Guanzon a une force qui résonne encore longtemps chez le lecteur, avec des scènes qui puent le vécu. La première, quand Henry offre le Mc Do pour l'anniversaire de son fils, seul, sans copains, en fait partie.
Abondance (trad. Charles Bonnot), ed. La Croisée, 323 pages, 22 euros