27 Mai 2023
La patronne de La Série Noire depuis cinq ans fait un crochet dans le Cap Corse ce week-end pour Libri Mondi qui accueille notamment Sébastien Rutès, Thomas Cantaloube et Patrick Pécherot. L'occasion pour Stéfanie Delestré de parler de la collection, mais aussi de La Noire qu'elle a relancée, de la politique dans les textes, de la surabondance des sorties, des habitudes des lecteurs hexagonaux... bref, ça papote bien comme il faut.
Pourquoi venir sur un festival comme Libri Mondi qui n'est pas le plus proche des événements quand on travaille à Paris ?
Pour rencontrer ceux qui font vivre le polar. J'essaye de me déplacer une fois par an sur un festival que je ne connais pas encore. Libri Mondi invite souvent nos auteurs, l'an passé c'était Gendron, avant il y a eu Caryl Ferey, donc ça paraît normal de venir. Je vais à Quais du Polar parce que c'est un lieu de rendez-vous professionnels mais je me balade aussi pas mal dans d'autres festivals.
Diriger La Série Noire, était-ce le rêve de l'étudiante en Lettres Modernes que vous étiez ?
Cela ne m'a jamais effleuré l'esprit. Même quand l'annonce du départ d'Aurélien Masson (son prédécesseur) a été officialisée, j'étais chez Albin Michel et j'ai dit à une copine, qui n'était pas bien dans son poste, de postuler à La série Noire. En revanche, je n'avais pas pensé à ce poste pour moi. Mon mémoire de maîtrise en littérature comparée était sur Jean Amila et Horace McCoy (tous deux à La série Noire ndlr). C'est certain que pour travailler dans une collection, il vaut mieux connaître un peu les auteurs ! Ma thèse, elle, analysait les débuts du roman noir américain et les débuts du roman noir français pour essayer de trouver une définition... qui n'existe pas. Mon arrivée à La Série Noire c'est aussi parce qu'Aurélien avait annoncé qu'il quittait la maison avec ses auteurs et Antoine Gallimard a souhaité allumer un contre-feu. Personnellement, dans mes expériences précédentes, j'avais déjà travailler avec tous les auteurs de la collection, notamment à travers le magazine Shangaï Express, lancé avec Laurent Martin, où écrivaient Jean-Bernard Pouy, Marc Villard, Caryl Ferey... Avec Le Poulpe, pareil, j'ai rencontré Marin Ledun, Antoine Chainas. Elsa Marpeau, c'est différent, je la connaissais d'un festival à Lamballe, parce que toutes les deux on avait triché lors d'une partie de poker ! Donc me nommer à La Série Noire c'était nommer une femme, déjà, et qui connaissais tout le monde, simplement.
Comment expliquer que l'arrivée d'une nouvelle direction dans une collection voit des auteurs quitter cette même collection. On l'a vu pour Ken Bruen avec Aurélien Masson, avec vous, c'est Nick Stone qui disparaît...
Alors Nick Stone a sorti un livre quand je suis arrivée, il avait été acheté par Aurélien et il a bien marché. Mais depuis, il n'y a pas eu d'autres propositions de son agent. Ken Bruen, je ne peux pas répondre à la place d'Aurélien, savoir si c'était pour rompre avec son prédécesseur, Patrick Raynal mais il est aussi très probable que c'est parce que ça ne marchait pas. Si on n'est pas enthousiaste et que, déjà, les bouquins ne se vendent pas trop...
Diriger une collection, cela demande aussi, c'est trivial sans doute, des connaissances économiques ?
La complexité, ou l'ambiguïté, du métier, c'est que l'on travaille sur du littéraire mais on vend des objets. Il faut, à un moment, que tout cela s'équilibre, je ne dirai pas qu'il faut que ce soit rentable. Avec Baleine et la collection du Poulpe, je me souviens que l'on n'a pas vraiment été à l'équilibre entre les best sellers et les titres qui, nous pensions, feraient avancer la littérature même d'un tout petit pas. Notre métier c'est aussi de faire des comptes d'exploitation prévisionnels : cela nous coûte tant à l'achat, tant à la traduction et pour cette dernière partie il n'y a pas d'aide. Cela coûte assez cher même si les traducteurs sont mal payés. Cela signifie donc qu'il faut en vendre beaucoup pour amortir. Tu en fais un. Tu en fais deux. Mais sauf si tu te dis que c'est un auteur génial et que tu travailles pour l'avenir, là oui tu persévères. Sinon...
La tradition du roman noir politique à La Série Noire vient d'où ?
Avec Albert Simonin ou Auguste le Breton, dès les années 50, on parle de l'envers du décor, du côté des malfrats, de l'organisation de la société. Raf Vallet, que l'on a réédité il y a peu, écrit autour de la collusion entre politiques et financiers et ça date des années 70. Donc, c'est vraiment ancrée. Les Américains aussi ont fait ça et spécialement ceux que la SN a publié dès les premières années. C'est la différence que l'on a établi entre le roman policier purement d'enquête ou même les histoires de serial killer et le roman noir dont le marqueur est la politique.
Qu'est-ce qui pousse La Série Noire à rééditer, cette année, William R. Burnett (Little Caesar) ou Horace McCoy (On achève bien les chevaux, Les rangers du ciel) ?
Pour Burnett, c'était une question d'échéance de droits. C'est un des auteurs fondateurs de la collection, il fait partie des dix grands auteurs de La Série Noire avec James Cain, Hammett, Chandler... C'est important de ne pas les perdre, c'est ce qui a fait que la collection perdure, devienne mythique. Pour McCoy, c'est parce que c'est mon petit préféré. On est dans l'ordre des auteurs emblématiques du roman noir, du hardboiled américain et il ne fallait pas que d'autres éditeurs s'en emparent. Il y a un petit public et ce n'est pas si mal. Pour l'édition chez Quarto (collection de recueils de Gallimard ndlr), je n'interviens pas réellement, j'en parle à ma collègue, on fait cela à quatre mains. La logique aurait voulu que dans La Série Noire on republie Un linceul n'a pas de poche, mais il a écrit des romans plutôt courts et donc on a choisi Les rangers du ciel qui n'avait jamais été publié chez nous, juste au Livre de poche dans les années 70 et jamais réédité. En plus Benoît Tadier, universitaire spécialiste du roman noir, a révisé les traductions, il a fait la préface du Quarto et celle des Rangers du ciel !
Votre arrivée dans cette collection correspond également à la relance de la collection La Noire. Un pari ?
C'était une excellente idée à sa création au début des années 90 parce qu'elle incarne la porosité des genres, à mi-chemin du polar et de la littérature générale. On le voit aujourd'hui avec des éléments constitutifs du polar qui ont contaminé la littérature générale parce que les auteurs ont tous lu du polar et ils ne se posent pas la question. Par le fait du cinéma aussi. Cela fait partie de la culture des auteurs contemporains. Cette porosité entre les genres est donc de plus en plus manifeste mais la difficulté pour ces auteurs est de naviguer à la limite de la blanche et du polar. Il me semblait que dans La Série Noire on était souvent le c... entre deux chaises. On sait que les lecteurs qui veulent du polar veulent quelque chose de calibré. Cela ne signifie pas de mauvaise qualité ! Donc le libraire, en réponse, a besoin de points de repère. Je voulais que La Série Noire soit une collection avec une ligne éditoriale claire. Sauf qu'il y a là des auteurs qui ne sont pas des auteurs de romans policiers ou d'enquêtes, ils sont plus inclassables. Comme Chainas par exemple. Ou Rutès. On les mets alors dans cette collection qui a existé. Que l'on a relancée, avec, comme le souhaitait Antoine Gallimard, une nouvelle maquette. Pour des titres qui entrent moins bien dans des cases.
L'abondance des sorties à chaque rentrée littéraire, c'est une chance pour qui : le lecteur, le libraire, les éditeurs ?
Je pense que c'est une chance pour personne. La diversité c'est une chance mais passé un stade, c'est trop. Cela signifie qu'il y a trop de "morts". Même les prix des bouquins, c'est dingue. Cela disperse le peu de lectorat ouvert à la nouveauté et qui a les moyens de se payer la nouveauté, d'acheter des bouquins traduits à 23 ou 25 euros. Il y en 1500 qui vont acheter un de La Série Noire, 1500 qui vont acheter un de Gallmeister... on va tous se retrouver avec des petits chiffres de vente qui ne vont pas nous permettre d'assumer les frais engagés. Et donc on ne peut pas suivre et nous allons être trois ou quatre à avoir un auteur pas rentable que l'on ne pourra plus publier. Peut-être est-ce un mal pour un bien et que nous allons être amenés à diminuer... mais, malheureusement, je ne pense pas. On l'a cru au moment du Covid. En fait , on a tous peur que la place que l'on laisse soit prise par quelqu'un d'autre. Personnellement, avec les seuls auteurs de la collection je remplis une année éditoriale. Quand tes auteurs te rendent un manuscrit tous les ans ou tous les deux ans, cela va vite. Aujourd'hui quand tu récupères un super manuscrit d'un nouvel auteur comment tu fais ?
On a dit lors du Covid que les Français avaient retrouvé le goût de la lecture...
Oui, cela a modifié beaucoup de choses en profondeur. Mais pas forcément sur l'attrait de la nouveauté. Le grand format devient trop cher, on lit du poche. Mais les libraires ont du mal à cerner les modes de consommation. Ce qui est évident c'est que les gens font moins de piles de livres, ils font globalement plus attention à la manière de dépenser leur argent. Et il y a désormais un très gros développement du livre d'occasion. Au final, je crois que les gens lisent plus que ce que l'on peut dire. Les chiffres de vente sont globalement en progression, c'est donc que l'on vend des livres...