18 Août 2023
Son nouveau roman, La mer de la tranquillité (le 23 août), était dans la sélection des meilleurs romans 2022 du toujours influent Barack Obama. A 43 ans, Emily St John Mandel goûte une reconnaissance, tirée, en partie, de son apocalyptique et impressionnant Station Eleven, vendu à plus d'un million d'exemplaires à travers le globe. A la fin du mois de mai, elle était à Luri pour Libri Mondi broie du noir. L'occasion pour cette Canadienne anglophone discrète d'évoquer la littérature, ses goûts et sa capacité à passer du roman noir dentelé à l'anticipation.
Est-ce que La mer de la tranquillité est un roman sur le voyage dans le temps ou plutôt le temps ?
Les deux. Totalement. C'est aussi lié à l'instant où j'ai commencé à imaginer ce roman, une période étrange, en novembre, décembre 2019. Puis je me suis mise à vraiment écrire en mars 2020 à New-York. Le monde était devenu terrible et New-York particulièrement sombre, un nombre impressionnant de personnes décédaient... Il y a un moment dans l'écriture où le roman est un monde secret, dans lequel vous êtes le seul à pouvoir entrer et à contrôler ce qui s'y passe. Mais la pandémie c'était l'opposé : nous n'avions aucun contrôle. Donc c'est un livre sur le temps mais aussi sur l'évasion. Ce qu'est, en quelques sorte, le voyage dans le temps. Je me souviens de cette envie de sortir de mon appartement... Je me suis échappée à travers la fiction. C'était sans doute aussi une thérapie. Donc oui au deux : c'est un livre sur le voyage dans le temps et le temps. Je me suis interrogée, un moment, pour savoir si c'était vraiment sérieux d'écrire sur le voyage dans le temps mais, vraiment, c'était des moments si difficiles, que, après tout, qui s'en soucie ? Je voulais aussi m'amuser.
Votre personnage de Gaspery est tellement porté sur la technologie plutôt que sur la bienveillance. C'est l'humanité de demain ?
Il est possible oui que certains Hommes deviennent incapables de s'adapter aux besoins de l'Humanité. Et c'est ce que l'on voit déjà si souvent à notre époque. Il y aura toujours des bonnes et des mauvaises personnes et même des bonnes personnes prises au piège dans de terribles situations et je pense, aux lanceurs d'alertes par exemple... En fait, je ne pense que nous ne changerons pas tant que cela au cours des prochains siècles.
Mais si vous pouviez, avec une machine à remonter le temps, modifier deux choses dans le passé, ce serait... ?
Je retournerais au moment de l'élection présidentielle aux Etats-Unis en 2000. Que se serait-il passé si au lieu de Georges W. Bush nous avions élu Al Gore qui était tellement investi dans la question climatique ? Cela aurait pu changer tellement de choses. Je suis peut-être hypocrite de me dire tant concernée par le réchauffement parce qu'après tout, j'ai traversé l'Atlantique pour venir en Europe ! Mais oui, c'est quelque chose d'important pour moi.
La mer de la tranquillité impressionne par sa structure, avec plusieurs personnages très marqués mais aussi des périodes vraiment différentes. Forcément vous aviez un plan de départ...?
Oui j'avais un plan et c'est la première fois que j'en fais un ! Pourtant, je crois que L'hôtel de verre ou Station Eleven sont plus complexes. Ils évoluent de manière plus sauvage dans le temps ou dans les points de vue. Dans ce dernier roman, je voulais aussi rendre un hommage à l'auteur britannique David Mitchell et sa Cartographie des nuages qui emploie exactement la même structure, en partant très loin dans le temps et qui va également très loin dans le futur, revient et retourne. C'est très symétrique. Je n'ai jamais réussi à le faire. J'ai tenté avec L'hôtel de verre mais c'était un désastre. Le fait est qu'avec un roman sur le voyage dans le temps, je peux suivre l'arc d'un personnage, même quand la narration repart dans le temps, comme ça je pouvais essayer d'avoir une structure en tête.
Pourquoi avoir conservé les personnages de L'Hôtel de verre dans ce nouveau roman ?
Le contexte est important : en mars 2020 je publie L'hôtel de verre. Et j'ai annulé 25 dates de la tournée promotionnelle quand le Covid a débarqué. J'ai passé plusieurs mois sur Zoom pour faire la promotion, pendant que j'écrivais La mer de la tranquillité. Et ces personnages étaient encore frais dans mon esprit, j'ai vite su que j'allais écrire sur le voyage dans le temps et 1920 a toujours été une année qui m'intéressait, tout comme ce village fictif de Caiette. Enfin pas totalement fictif puisque c'est sur une petite île de Vancouver, un hameau qui s'appelle en fait Quatsino que j'ai visité quand j'avais 14 ans. Février 2020 m'a fasciné à New-York parce que nous suivions les infos, on n'était pas complètement idiots, on voyait les choses venir, d'abord en Chine, puis en Italie. Et les personnages, de manière plausible, se trouvaient à New-York à ce moment-là. Pour revenir à la question, j'étais fasciné par le personnage de Mirela et je voulais passer plus de temps avec elle, cette fois-ci.
Indirectement, dans ce roman, vous parlez du succès littéraire et de l'épreuve que cela peut représenter. Vous avez vécu cela pour Station Eleven ?
Oui. C'est une chose extraordinaire qui vous arrive. Elizabeth Gilbert, la romancière, avait évoqué dans Ted talks le fait qu'un échec retentissant ou un extrême succès vous font perdre pied de la même manière. Attention, ce fut l'occasion parfaite pour arrêter mon travail habituel, j'étais employée dans un laboratoire de recherche sur le cancer. Et comme je l'écris dans La mer de la tranquillité, j'ai croisé des gens avec des phrases de Station Eleven tatouées sur leurs bras ! " Survival isn't sufficiant " (survivre ne suffit pas). C'est incroyable. La première fois j'étais déstabilisée. Ce succès a eu un impact aussi sur le temps que cela m'a pris pour écrire le suivant. Pour la première fois, j'ai compris qu'il y avait une attente.
Mais ce succès vous a permis de rencontrer des lecteurs tout autour de la planète...
Oui. Et je vois les différences entre les intérêts des lecteurs. En France, on me parle tout de même plus de politique tandis qu'aux Etats-Unis ou au Canada c'est un peu plus sur le processus d'écriture, " est-ce que vous utilisez un stylo ? A quoi ressemble votre bureau ? "
Dernière nuit à Montréal était un roman noir, Station Eleven de l'anticipation et maintenant vous passez à la science-fiction. Le roman noir est-il trop limité selon vous ?
Tous les genres sont limités. C'est pour cela que c'est intéressant de mélanger les genres comme dans La mer de la tranquillité, il y a de la science-fiction, du roman noir, du détective et de l'histoire.
Vos personnages parlent d'une anomalie spatio-temporel et c'est d'ailleurs le titre d'un récent prix Goncourt, L'anomalie. Pensez-vous qu'il y a une pensée communes aux auteurs ?
L'histoire des gens répliqués dans un avion ? Je ne l'ai pas lu. Mais oui, c'est intéressant. Je correspondais par email avec une romancière américaine il y a une paire d'années, elle me disait qu'elle travaillait sur une histoire de machine à remonter le temps. Il y a une autre romancière américaine, une amie, Emma Straub, qui a publié un roman sur un voyage dans le temps et ce n'était pas du tout dans son genre habituel... Et elle avait des amis qui, eux aussi, travaillaient des romans sur ce thème ! Il y a quelque chose dans l'air du temps. Peut-être que notre époque étant si peu enviable, on a besoin de partir.
Au coeur de votre roman, il y a L'institut du temps, plutôt effrayant, un peu façon Brazil. Comment l'imaginez-vous ?
C'est une bureaucratie. Il faut comprendre que la bureaucratie est un organisme. Et l'objectif d'un organisme est de se reproduire lui-même. Si le voyage dans le temps existait, ce serait régulé. Lourdement régulé par la bureaucratie.
Station Eleven a été adapté en série. Quelle a été votre contribution ?
J'ai choisi de ne pas travailler dessus. A ce moment-là je n'étais pas très intéressée par la télévision et puis j'était en pleine écriture de L'hôtel de verre.
Quelles sont les lectures favorites d'Emily St John Mandel ?
Suite française (Denoël, 2004) d'Irène Némirovsky qui est une de mes romancières préférées. Ce livre est, dans un sens parfait... et pourtant il est inachevé, puisqu'elle est décédée pendant l'écriture. La façon qu'elle a de passer d'époque en époque, de personnage en personnage et sa lucidité, sa limpidité en font un roman que j'admire. Et puis j'aime aussi beaucoup Don Chaon et son livre Await your reply (Cette vie ou une autre, Albin Michel, 2011) qui a eu beaucoup d'influence sur moi, idem, cette façon de traverser les époques, de changer de personnages... Le développement des personnages dans un roman est, à mes yeux, la chose la plus importante. J'ai toujours beaucoup écrit dans ma vie, même quand j'étais enfant. Quand, à 22 ans, j'ai décidé d'arrêter la danse professionnelle parce que j'y prenais plus de plaisir, je ne pouvais pas retourner faire des études : j'étais déjà pas mal endetté pour mes précédentes études. Et donc je me suis dit que j'allais tenter d'écrire de manière un peu plus sérieuse et tenter de faire un premier roman. Sans aller dans des ateliers de creative-writing, juste en lisant énormément.