22 Septembre 2023
Dalkey, c’est l’Irlande marine côte Est, quasiment face à Liverpool. Mais ce n’est pas non plus la campagne perdue, à dix kilomètres de l’embouchure de la Liffey et du cœur de Dublin. Juste ce qu’il faut de distance avec la civilisation pour Tom Kettle, inspecteur de police retraité depuis neuf mois. Personne n’est jamais venu le déranger dans sa solitude. Quand deux anciens jeunes collègues viennent taper à sa porte, c’est comme le couvercle d’une cocotte qui se soulevait, mais plus que des arômes de cuisine, ce sont des souvenirs confus, des images oubliées. Parce que oui, Tom Kettle a vieilli, il s’embrouille, « je crois que j’ai le cerveau qui ramollit » avoue-t-il. Il en est presque à oublier qu’il est veuf et qu’il a perdu sa fille puis son fils. Alors quand le duo de policiers lui parle d’un dossier de pédophilie dans l’église catholique, un peu comme celui qu’il a traité il y a trente ans, les neurones du retraité s’ébrouent, un fil d’électricité les parcourt, l’image de June, son ex-femme, revient. Le calvaire qu’elle a vécu à l’orphelinat. L’amour qu’ils se sont portés aussi. Leurs enfants. A l’époque, il avait effectivement mis à jour, avec son binôme, une sale affaire chez les prêtres. Mais sa hiérarchie, plutôt que d’intervenir, avait préféré en parler aux autorités religieuses, charge à elle de faire le nécessaire. Ce qui ne fut jamais le cas bien sûr… Ce pourrait-il alors que maintenant (on est en 1995, cf la référence à la sortie de Sur la route de Madison), ces monstres, ces abominations, payent enfin pour leurs crimes, « on ne pouvait les comparer à aucune entité, à aucun animal, à aucune chose. Un requin, c’était dangereux, mais ils étaient au-delà du requin. »
Au bon vieux temps de Dieu voit Sebastian Barry régler ses comptes avec l'église catholique, ses dogmes, sa rigidité et surtout son impunité. Si l'auteur situe son roman au mitan des années 90, c'est bien parce que cette période fut cruciale dans la pas si verte Erin : une commission d'enquête révèle que les abus sexuels étaient endémiques dans les institutions catholiques, que la hiérarchie était parfaitement au courant et des dizaines de milliers d'Irlandais, d'Irlandaises vont témoigner et plus de 80 prêtres mis en accusation. Mais Sebastian Barry se garde bien de marcher dans les clous du polar, de proposer une enquête, une résolution. Aussi odieux soit le crime. Et puis Ken Bruen l'a presque déjà fait avec son formidable Martyre des Magdalènes. Non, l'auteur de Des jours sans fin offre ici un portrait, une réflexion, sur ce douloureux moment de la vie quand on bascule dans la vieillesse, le troisième âge et cette solitude de chaque instant. Tom Kettle commence à perdre la boule, c'est un fait. Il oublie, dans une peine qu'il veut effacer, qu'il a perdu femme et enfants. Mais il croit aussi voir l'épouse, elle aussi décédée, de son propriétaire. Il pense entrer dans son ancien commissariat et rencontrer l'inspectrice qui l'a remplacé. Tom est entre le rêve et la conscience, ce moment de la vie quand le cerveau, oui, dysfonctionne, bégaye. C'est un portrait saisissant, touchant, qui renvoie à la prose délicate d'un James Sallis, expert lui aussi dans l'isolement des bons humains.
Même la fin, un poil rocambolesque, livre sa dose de douce amertume, de tendre achèvement. Et coup de chapeau au travail de traduction de Laetitia Davaux.
Au bon vieux temps de Dieu (Old God's time, trad. Laetitia Davaux), ed. Joëlle Losfeld, 252 pages, 22 euros.