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The killer inside me

Littérature noire

Pour mourir, le monde : ébouriffants tropiques

Je suis un des milliers de bras armés qui maintiennent en vie des empires qui ne le méritent pas. " Fernando est fatigué lorsqu'il prononce cette phrase. Il a seulement 25 ans mais onze déjà passés sur les océans au service de capitaine d'armadas portugaises, de gouverneurs de provinces indiennes, de vice-rois. Son périple a démarré au printemps 1616 à bord du Sao Juliao quand la couronne portugaise avait donc besoin de bras et d'épées pour assurer son pouvoir de l'autre côté du globe, menacée par les Anglais ou même les Hollandais. Ce sont d'ailleurs ces derniers, toujours sur un territoire lusophone, à Bahia, au Brésil, qui font fuir le jeune Diogo, fils de marchands juifs. L'attaque de la cité par la marine néerlandaise pousse le garçon vers la forêt où la rébellion s'organise, avec, notamment, Ignacio, issue de la tribu Tupinamba. Enfin, il y a Marie, adolescente qui quitte les marais du Médoc pour tenter de vivre sa vie, un peu mieux ou moins pire, en servant dans une taverne de Bordeaux. Son caractère bouillant l'oblige à vite revenir sur ses terres et sous la protection d'un oncle, aubergiste, trafiquant en tous genres et d'une violence aveugle. Dans une époque en mouvements, où la faim côtoie l'ambition, ces trois destins vont se croiser dans les dunes de Gascogne, dans ces paysages austères et même hostiles, pas moins sauvages que les lointaines contrées exotiques des marins et conquistadors. Une terre inondée avec un trésor : des diamants venus des lointaines Indes.
Yan Lespoux n'est donc pas là où on l'attendait, c'est-à-dire sur du polar, du roman policier, du noir. Mais Pour mourir, le monde répond très bien à son excellent recueil Presqu'Îles, dans une toute autre dimension il est vrai.  Ce premier roman est d'aventures, marines, historiques, violentes, épiques. Assez vite, l'auteur nous renvoie d'abord à nos lectures de jeunesse. On pense à Stevenson évidemment, pour ce regard à hauteur d'enfant mais Yan Lespoux y ajoute trop de folie pour que ça dure. On pense à Melville aussi, toute proportion gardée et sans la dimension religieuse. On pense enfin à Fenimore Cooper pour toute la partie en compagnie de Diogo et Ignacio qui ne sont pas sans rappeler Oeil de faucon et Uncas. Bref, Pour mourir, le monde emporte son lecteur très loin géographiquement mais aussi émotionnellement, puisque l'on retrouve ce goût pour l'inconnu, la découverte, le risque. Dans un monde littéraire souvent balisé, ce pari est vivifiant et surtout, remporté haut la main. Parce que , précision utile, s'il fallait encore faire un peu de name dropping, l'auteur ne se contente pas d'un livre façon bibliothèque verte ! Non. Ici, ça bastonne, ça castagne, ça tranche. On pourrait parfois être dans Conan, le flibustier ou chez Tim Willocks, époque La Religion. Les scènes de batailles navales sont dingues, remplies de sang et de sel, mais celles à Bahia sont tout autant violentes à grands coups de casse-tête, de flèches et de découpage ethnique des victimes.
Reste tout un côté historique, ce moment de l'histoire de la colonisation quand Portugais, Anglais, Hollandais et aussi Française se disputent les mers et les routes vers les épices. Tout cela transparaît avec clarté, précision sans être invasif, sans être une démonstration universitaire. Et parce qu'il connaît bien les codes, ici, l'auteur a l'occasion de placer Don Manuel de Meneses, personnage historique et figure rigide du commandeur, du tyran, capitaine de vaisseau totémique, à l'honneur indécrottable. Pour reprendre une expression assez juste, à travers Diogo, Fernando et également Marie, c'est la petite histoire dans la grande. Yan Lespoux a étudié cette discipline avec passion, difficile donc de le prendre en défaut sur cet aspect là et, hasard, des lectures, alors que l'on retombe sur Tristes Tropiques, de Levi-Strauss, on y lit ce passage, sur le commerce des diamants, tiré d'un recueil de Bougainville : " l'intendant dépose aussitôt les diamants dans une cassette cerclée de fer et fermée avec trois serrures. " Le souci du détail historique, du vocabulaire marin pour la vie à bord des caraques font de ces 400 pages une vraie épopée et une réussite époustouflante.

Pour mourir, le monde, ed. Agullo, 410 pages, 23, 50 euros
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