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The killer inside me

Littérature noire

Ouragans tropicaux : Leonardo Padura à son meilleur

Il faut établir une chose : Leonardo Padura n'est pas loin d'être un génie. Après des aventures de Mario Conde qui touchaient à la philosophie, à l'histoire bien entendu, tout en broyant le coeur des lecteurs, Ouragans tropicaux est un saut délibéré dans le polar, l'auteur le concèdant lui-même dans ses remerciements de fin d'ouvrage. Mais outre le fait de se renouveler, de surprendre les amateurs de cette écriture mélancolique, drôle, profonde, sincère, Padura réussit le tour de magie, une nouvelle fois, de parler de son pays, de Cuba et de parler de nous, pauvres créatures mortelles. Parce que comme dans son chef d'oeuvre Poussière dans le vent, il nous interpelle, à travers une double enquête, sur le temps qui passe ou plutôt sur les gens, des amis, qui passent. Mario Conde, sexagénaire flamboyant, mais incarnation vivante du pessimisme sinon du scepticisme, n'est jamais aussi touchant que lorsqu'il rassemble ses amis, ses proches qu'il côtoie depuis quarante ou cinquante ans, ceux qui sont restés à La Havane et ceux qui reviennent pour quelques heures, de Miami ou d'ailleurs. Padura, comme Conde, a fait ce choix de reste coûte que coûte à Cuba et c'est son personnage, entre deux verres de rhum, deux sourires à ses amis, deux fourchettes de riz aux haricots noirs qui lance : " nous méritons des vacances pour toute la laideur, la méchanceté, la saloperie, la perversité, pour la tristesse qui nous harcèle, pour la réalité de ce qu'il n'y a pas, de ce qu'il n'y a plus, de ce à quoi tu n'as pas droit... merde, quelle histoire on a vécue, qu'est-ce qu'on en a pris dans la gueule ! "
En mars 2016, Barack Obama, président des Etats-Unis, et les Rolling Stones, pour un concert gratuit, se succèdent à La Havane. Historique évidemment. Quelques jours plus tôt, Reynaldo Quevedo, 84 printemps au compteur, a été retrouvé mort dans son immense appartement, le sexe tranché, trois doigts coupés. Dans les années 70, il était un militaire craint dans les milieux artistiques, censeur immonde, capable de condamner à l'oubli un poète, un peintre... et il ne s'en est pas privé, martyrisant toute une génération de créateurs. Appelé à la rescousse sur cette enquête, car toutes les forces de police sont occupées à la sécurité de la visite prochaine de Barack, Mario Condé, recyclé depuis belle lurette dans la revente de livres d'occasion, découvre, dans l'appartement de Quevedo, toute une série de tableaux de peintres que le macchabée avait justement pourchassés. "un fils de pute" comme le dit tranquillement le bouquiniste à la mémoire hors du commun. Il n'empêche qu'il doit bien mener cette enquête. Devenue encore plus complexe quand le corps de l'ex-gendre de Quevedo, pseudo membre de la très redoutée Sécurité, est trouvé lui aussi, mort et privé également, de son principal attribut sexuel. Les suspects ne manquent pas certes mais, depuis les années 70, ils sont trépassés ou impotents.
Le lecteur plonge alors dans les affres de la censure castriste de cette période et, parallèlement, remonte le temps jusqu'en 1910 pour marcher dans les pas d'Alberto Yarini, beau gosse de 28 ans, fils de très bonne famille, candidat au poste de premier adjoint à la mairie de La Havane et surtout proxénète, en lutte avec les Français, redoutables concurrents de ce commerce. Un golden boy en panama qui va se lier d'amitié avec un jeune policier et c'est ce dernier qui va narrer l'ascension et la chute de ce personnage... sur lequel Conde aimerait écrire un roman. Personnage que Leonardo Padura avait ausculté sous toutes les coutures dans sa première carrière de journaliste.
Roman passionnant, émouvant, Ouragans tropicaux se mue parfois en jeu de poupées russes, les deux histoires, les deux époques, se répondant à merveille et Leonardo Padura s'interrogeant sur le concept même de l'honnêteté (le titre original !), à soi-même, à ses amis, voire à son pays. Avec le prétexte d'un objet historique ayant appartenu à Napoléon, La Havane étant célèbre pour son musée consacrée à l'Empereur, l'auteur tient une intrigue sur un siècle et pose son regard attendri, tout autant qu'usé et lucide, sur les Hommes, leurs faiblesses et leurs capacités à surmonter les horreurs. Ouragans tropicaux confirme avec un incroyable feu que Padura tient une place unique dans le roman noir, dans la littérature hispanique et dans la littérature de manière plus générale.

Ouragans tropicaux (Personas decentes, trad. René Solis), ed. Métailié, 488 pages, 23, 50 euros
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