Littérature noire
13 Novembre 2023
Pas évident d'entrer dans A balles réelles, dernier roman noir de Sergio Ramirez, auteur, entre autres, de l'éprouvant Il pleut sur Managua (2011). Parce que l'auteur parle de son pays, de la révolution confisquée, de manifestations réprimées dans le sang en 2018 et puis un peu (beaucoup ?) de lui... Parce que Sergio Ramirez, figure sandiniste, homme de culture, récipiendaire du prix Cervantes en 2017, a été forcé, après avoir qualifié le gouvernement actuel de dictature, de s'exiler il y a cinq ans.
Son personnage de Dolores Morales, inspecteur et ancien guerillero, lui, a été expulsé au Honduras avec son ami Serafin. Mais les deux hommes ne tardent pas à revenir dans leur pays, clandestinement. Et dès la frontière, leur passeur se fait exécuter par un commando. C'est que le Nicaragua est en ébullition. Les héritiers de la révolution sombrent dans la corruption, le népotisme, l'abus de pouvoir. Des " Arbres de vie ", installés partout dans le pays, sèment la révolte chez les étudiants. Les facultés sont occupées, les routes sont bloquées, les cortèges grossissent tous les jours un peu plus dans les principales villes. Morales et Serafin sont hébergés par un prêtre fortement opposé au pouvoir : monseigneur Ortez utilise ses prêches, diffusés sur une radio, pour dénoncer le régime. Régime qui lui envoie des messages clairs : le passeur abattu était son neveu. Et comme cela ne suffit pas, le voilà qui se fait agresser à la sortie d'une messe. Pendant ce temps, Tongolele, le patron des services secrets nicaraguayens, assassin en chef, fils d'une prédicatrice, se retrouve en position délicate après plusieurs tweets dénonçant ses sombres activités. Et alors que le pays sombre dans le chaos, que la répression féroce se prépare, l'autorité de Tongolele est remise en cause.
A balles réelles doit être lu en perspective des terribles événements du printemps 2018 au Nicaragua quand le président Daniel Ortega, déjà très contesté, a employé des paramilitaires pour tirer sur le foule de ceux qui manifestaient contre une réforme sans précédent des retraites. Selon différentes ONG, plus de 300 personnes furent ainsi tuées et majoritairement des étudiants. L'église catholique, proche des manifestants, verra même un de ses évêques condamné à 26 années de prison...
Et Sergio Ramirez fait de ces évènements une fable à la façon sud-américaine, invitant un compagnon décédé de Morales à donner son avis, extrapolant les pires absurdités de ce régime, de l'installation d'arbres de vie à la consultation d'une voyante pour fixer la politique. Quelques flocons de réalisme magique sudaméricain au milieu d'un roman qui dénonce des idéaux bafoués, des convictions fracassées. Il y a ainsi la voix du père Ortez : " il y a deux Nicaragua mes très chers frères dans le Christ Jésus : le pays de ceux qui profitent en gloussant de la croissance, de bacchanales sans fin, la minorité égoïste, la vieille oligarchie... et l'autre Nicaragua marginal, le pays de l'immense majorité, de la pauvreté qui offense, des paysans qui mangent des bananes avec du sel... " L'auteur se défait presque de la fiction pour dénoncer le gouvernement qui affame son peuple. Et Sergio Ramirez ne s'arrête pas aux discours puisque les pages sur l'assaut de l'église par les paramilitaires, le quadrillage de Managua sont des pures témoignages de barbarie : " et où était donc le Seigneur lorsque les paramilitaires l'ont séquestrée la veille et quand la chambre des tortures ils lui ont arraché les ongles du pied avec une pince ? Ou lorsqu'ils lui ont enfoncé une lampe de poche dans le vagin et ensuite dans l'anus... "
Remis dans son contexte, A balles réelles est bouleversant et remet un peu de lumière sur ce petit pays qui avait pourtant su se libérer de la sanguinaire dictature Somoza. Mais le roman rappelle aussi à quel point les révolutions sont difficiles à maîtriser. Et cela montre aussi combien le continent sudaméricain souffre d'une instabilité démocratique chronique qui broie les peuples. C'est le grand mérite de Sergio Ramirez, déchu de sa nationalité nicaraguayenne, de redonner cette puissance de témoignage à la littérature.
A balles réelles (Tongolele no sabia bailar, trad. Anne Proenza), ed. Métailié, 334 pages, 23 euros