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The killer inside me

Littérature noire

Blanches : la maltraitance des humains, avec et sans blouse

Flora, c'est la concierge polonaise d'une HLM de Villedeuil, à deux ou trois stations RER de Paris. A cinquante quatre ans, "la grosse femme", comme l'appellent Kamel et sa copine infirmière Laetitia, locataires de l'immeuble, est tout autant acariâtre que maniaque dans son travail. Côté vie personnelle, l'épanouissement n'est pas non plus au rendez-vous : à peine quelques dizaines de mètres carrés pour vivre avec un mari victime d'un AVC il y a quelques mois et cette langue française qu'elle maîtrise si mal. Mais cette dame va bouleverser les existences de Laetitia et d'Aimée, interne aux urgences. Quand Flora se plaint du dos, quand elle se retrouve bloquée en pleine nuit juste avant Noël, c'est à l'hôpital qu'elle se rend, aux urgences. Laetita l'enregistre, lui demande de patienter et Cécile, le médecin qui l'ausculte, ne lui décèle qu'un banal lumbago ou quelque chose du genre. Il faut reconnaître que la barrière de la langue ne permet guère d'affiner le diagnostic. Flora quitte donc les lieux avec une ordonnance pour du Doliprane. Mais quelques heures plus tard, les douleurs reviennent, plus violentes. La malheureuse se traîne, littéralement, une fois de plus aux urgences où Laetitia lui explique qu'elle a déjà consulté. Et l'interne, Aimée, bienveillante malgré la charge de travail, l'assure que tout cela va passer, qu'il faut se reposer. Flora quitte une dernière fois le service. Et s'effondre quelques mètres plus loin. Ramassée par le SAMU, elle décède entre leurs mains. D'un infarctus massif.
Claire Vesin empoigne un sujet rare en littérature, un sujet peu glamour mais elle le fait avec le ton de la professionnelle de santé qu'elle est. Blanches n'est certes pas un tract mais c'est un roman politique sur la détresse du monde hospitalier, sur sa violence Et quoi de mieux que le service au centre de toutes les tensions, les urgences, pour en parler ? " Il lui semblait qu'en l'espace de quelques mois un engrenage infernal s'était mis en branle. Un médecin était parti à la retraite, non remplacé. Puis un deuxième leur avait annoncé sa mutation à Nantes : il ne supportait plus la région parisienne. Ce second départ avait fait plonger le service. " Avec lucidité et le côté candide de son personnage Aimée, Claire Vesin raconte une nuit de garde, les enchaînements de petits bobos, de graves accidents et le corps qui souffre, qui transpire, qui coince. Pour cela, Blanches a forcément un aspect très organique, mêlant les fluides, multipliant les contacts. Mais le lecteur comprend vite que la violence ne vient pas de ce quotidien médical, de cette succession d'ordonnances et de pilules : elle vient de la politique, des politiques successives. Et le même lecteur, dans un éclair de clairvoyance, se rend alors bien compte que ces Laetitia, ces Aimée, ces Jean-Claude (autre soignant chevillé à l'hôpital public) sont broyés, leur illusions piétinées, dans ce qui ressemble à une grande indifférence, période Covid exceptée. Et de toucher, de ce doigt qui tourne les pages, l'essence même de la maltraitance au travail.
L'autrice donne un peu plus de dimension sociale à son premier roman en écrivant également son amour de la banlieue. Au-delà du déterminisme de ces personnages scotchés à leur ville, leur quartier, il y a aussi une population qui n'envisage pas, et c'est aussi une question de moyens financiers, d'aller voir ailleurs, ou d'aller ailleurs simplement par curiosité. Sans pour autant ressentir de frustration, de malaise. A l'inverse, elle pointe, pas de façon super originale il faut l'avouer, la trajectoire de Kamel, jeune maghrébin ingénieur, victime énervée puis résignée des a priori.
Si Claire Vesin réalise un poignant premier roman, elle pouvait encore plonger son scalpel plus loin dans les plaies de notre société, malaxer un peu plus fort cette chair traumatisée. Blanches n'en demeure pas moins bouleversant et rageant, au plus proche de la réalité. Mettant en lumière, et c'est oeuvre utile, un univers dont seuls les initiés, souvent discrets, connaissent les dessous.

Blanches, ed. La Manufacture de livres, 298 pages, 18, 90 euros
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