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The killer inside me

Littérature noire

Jean-Christophe Tixier : " mon obsession ? L'émancipation "

A 57 ans, le Béarnais Jean-Christophe Tixier s'est fait un nom chez les éditions Rageot et Syros avec une série de romans jeunesse mais a également œuvré à trois reprises dans, ce que l'on appelle communément, le rural noir (Albin Michel) : Les mal-aimés (2019), Effacer les hommes (2021) et La Ligne (2023). Son premier roman, Dernière station, enquête policière basique, il préfère l'oublier. Et ça tombe bien : on ne l'a pas lu.

Pour le reste, bienvenue au village, avec ses jalousies, ses vies brisées, ses frustrations, ses violences. Que ce soit le début du XXe siècle, les années 60 ou le XXIe siècle, Jean-Christophe Tixier parvient à faire sentir l'odeur de la paille, la chaleur du soleil ou l'ambiance du bistrot. Surtout il définit avec une rare acuité, les relations sociales qui tiennent ces hommes et ces femmes. Un auteur qui a pris le temps de se dévoiler, à Luri, dans le Cap Corse, à l'occasion de Libri Mondi broie du noir.

Votre dernier roman, La Ligne, fait surgir l'idée très kafkaïenne d'un partage technocratique du territoire derrière quelques centimètres de peinture. C'est typiquement une idée issue du confinement ?

Du tout. L'idée est venue de l'observation des dérives de nos sociétés qui deviennent de plus en plus binaires. Aujourd'hui quel que soit le débat, et c'est vrai que cela s'est amplifié avec le confinement et la vaccination, on est pour ou contre, peu importe le sujet. Dès qu'on exprime un avis il y a une injonction à se positionner, cela tourne à l'invective, à la menace et même à la menace physique. Le débat existe de moins en moins. Je voulais montrer comment une simple séparation pouvait conduire à la rupture totale, il me fallait quelque chose le plus neutre possible. Je n'avais pas envie d'une cause politique, sociale ou religieuse : juste que le fait de se positionner pour ou contre, engendrait la rupture. Installer cette ligne dans le rural, où il y a un vrai vivre ensemble, est une autre volonté. Parce qu'en ville, une telle affaire aurait basculé plus facilement, plus vite, avec beaucoup plus d'éléments extérieurs perturbants.

En 2019, avec Les mal-aimés, vous explosez l'image d'Epinal d'un monde rural solidaire, uni, voire vertueux. Pourquoi est-elle si dure cette campagne cévenole du début du XXe siècle ?

J'aime traiter les moments de rupture d'équilibre. Dans ce roman, il y a la rumeur des anciens enfants du bagne qui vont venir se venger. L'équilibre est rompu, la culpabilité collective fait surface, chacun va se recentrer sur lui-même, cela va exacerber les ambitions, les aigreurs, les jalousies. C'est chacun pour sa peau pour retrouver une position d'équilibre. Et toujours dans un temps très court. Dans les Cévennes, les choses étaient extrêmement dures.

Vos romans sont aussi marqués par un choix des prénoms assez précis, Blanche dans Les mal-aimés, Victoire ou Eve dans Effacer les hommes. N'avez-vous pas voulu jouer avec les clichés ?

Complètement. En tous les cas, jouer avec les prénoms. Ce sont des prénoms porteurs de beaucoup de sens, de valeurs. Et ainsi je pouvais avoir une présentation des personnages plus légère puisque ces prénoms disaient déjà certaines choses sur leurs caractères. Eve est clairement au début de sa vie, elle a une forme d'innocence. À l’inverse, Victoire s'est battue depuis le début pour échapper à cette usine qui l'aurait bouffée si elle ne l'avait pas quittée au moment des premiers congés payés.

Pourquoi le déterminisme social est-il si important dans vos romans ?

C'est une de mes thématiques obsessionnels : l'émancipation. J'aime bien étudier mes personnages sur plusieurs générations. Qui il est ? Ce qu'il porte ? Qui il y a eu avant ? Je suis convaincu qu'il y a un déterminisme social mais qu'il y a aussi une possibilité d'émancipation qui passe forcément par un très gros et long face-à-face avec soi-même. Pour comprendre par exemple quelles sont les chaînes qui nous lient ou les valises que l'on porte. Pour être en mesure, un, de les identifier, et, deux, de rompre avec tout ça.

Si on se réfère au titre, Effacer les hommes, l'émancipation passe aussi par la fin d'un certain patriarcat.

C'est ce qui m'intéressait dans ce roman qui se passe en juillet 65. Parce que nous sommes toujours dans une France corsetée et en même temps il y a déjà les ferments de 68, mais on ne le sait pas. C'est cet été-là que les femmes sont autorisées à signer un contrat de travail ou à ouvrir un compte bancaire sans l'autorisation de leur mari ! On voit apparaître la mini-jupe. Et puis il y a Satisfaction des Stones, sans doute la première chanson qui évoque l'opulence et les laissés-pour-compte. C'est également l'apparition de Barbarella. Donc oui, tant qu'à parler d'émancipation, autant le faire du point de vue des femmes et le patriarcat de l'époque rajoute dans le déterminisme.

Vous avez entre six et huit personnages importants dans chacun de vos romans. Cela exige-t-il un plan très précis ?

Je me rends compte que dans mes 35 romans, en comptant ceux en littérature jeunesse, je n'ai jamais eu de narrateur omniscient. J'aime me glisser dans l'intimité de mes personnages et donc je passe du temps à identifier mes narrateurs, je vais habiter en eux, je vais fouiller, je les monte sur plusieurs générations, pour connaître leur histoire, leurs contradictions, leurs rêves. Je sais ce qu'ils vont devenir dès que je commence à écrire parce que j'ai un processus de maturation qui est très long. Je peux porter l'idée d'un roman pendant plusieurs années avant d'écrire la première ligne et cela me permet d'avoir une évolution totalement logique. Je dois avouer que dans Les mal-aimés, je ne savais pas ce que j'allais faire du jeune Etienne, jusqu'à ce que j'écrive sa dernière scène, j'avais différents choix. Donc il peut y avoir des surprises au moment de l'écriture mais tout cela reste logique avec les personnages parce que nous ne sommes pas dans Walt Disney.

Comment parvenez-vous à changer votre fusil d'épaule et écrire pour la jeunesse ?

La littérature jeunesse a beaucoup évolué, heureusement, depuis la Bibliothèque Verte ! Roman noir et littérature jeunesse, c'est à la fois différent et pareil. Je procède de la même manière.  Par exemple avec des narrateurs identifiés, que j'ai besoin d'habiter. La première différence, c'est qu'il y aura un rythme un tout petit peu plus soutenu en littérature jeunesse. Sans sacrifier le style. La deuxième différence c'est que si on peut tout aborder en littérature jeunesse, c'est l'angle qui reste d'être autre. La scène du viol de Blanche dans Les mal-aimés n'a pas sa place en littérature jeunesse. L'identification est telle que le jeune va se la prendre en pleine face et n'aura pas la maturité émotionnelle pour la digérer. On peut parler du viol oui. Mais avec des personnages annexes. Et sans le faire vivre en direct. La dernière différence, c'est qu'en littérature jeunesse on laisse toujours une petite lueur d'espoir à la fin. Normal avec des jeunes en pleine construction. Il y a un peu de condescendance encore sur la littérature jeunesse parce que certains sont restés sur la Bibliothèque Verte et Rose qui était une littérature bien pensante et moralisatrice. Cela a totalement disparu.

Une récente étude du Centre National du Livre, en avril, indique que la lecture continue de s'écrouler chez les 16-19 ans. Est-ce un paradoxe quand on dit que la littérature jeunesse va si bien ?

Moi, je dirais même chez les 14-19 ans ! Moi, je n'ai pas le souvenir d'avoir fait très mal aux livres à cette même époque. C'est un âge où on va découvrir la vie, on va se frotter à la vie, découvrir et tenter des choses. Les lecteurs, on les récupère après. Effectivement aujourd'hui, il y a la concurrence des écrans mais au départ, c'est un âge où la vie est dehors. Cela ne veut pas dire qu'ils ne lisent plus mais la littérature est en suspens à ce moment-là.

Vous avez écrit votre première nouvelle en 2004, le premier roman en 2010. Comment avez-vous franchi ces différentes étapes ?

Je n'ai jamais eu la moyenne en français pendant toute ma scolarité, en commentaire, les profs écrivaient "manque d'imagination". Je ne comprenais pas ce que voulait dire écrire. Et je l'ai découvert par hasard à 38 ans lors d'une réunion de famille : j'ai mis par écrit, juste pour le partager, le récit de l'exode ma grand-mère, enceinte, en mai 40 au volant d'une Citroën Rosalie, qu'elle savait à peine conduire mais sur laquelle mon grand-père avait installé des étiquettes, partout, pour expliquer à quoi servait chaque manette, bouton. Et voilà comment j'y ai pris goût. En fait, il ne faut pas dire le mot écrire mais plutôt raconter, il est là le blocage.

Vous avez enseigné pendant vingt ans, comment analysez-vous la crise que traverse l'Education Nationale ?

J'ai la chance de retourner souvent dans les classes, les établissements. Je sais qu'il s'y passe beaucoup de choses, qu'il y a des projets et quand il y a des profs, des documentalistes, des chefs d'établissements qui poussent dans le même sens, on voit la différence. Il n'est pas question de quartiers défavorisés ou pas, la dimension humaine est extrêmement importante. Oui, l'Education Nationale manque de moyens mais il y a des personnels qui se battent avec une absolue générosité, un engagement total. C'est vrai qu'il y a une administration lourde, loin du terrain. Mais où est la solution ? J'avoue que je n'en sais rien.

Quel est le secret de votre festival Un aller-retour dans le noir à Pau, l'un des plus prestigieux du genre, avec des invités comme Marcus Malte, Jim Nisbet ou Qiu Xiaolong ?

J'ai participé à sa fondation, je l'ai présidé pendant dix ans mais je n'ai plus le temps, même si je suis toujours dans l'équipe. Cette année on accueille James Ellroy. L'aventure est née entre une poignée d'amis. Et dès le début des auteurs comme Jean-Bernard Pouy ou Marc Villard ont apprécié le festival et ont été nos ambassadeurs. Il y avait une identité claire autour du roman noir. Ensuite, on a établi un système de rencontres entre auteurs français et étrangers, avec les traductions simultanées. Le public a suivi de suite.

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