Littérature noire
27 Mai 2024
Février 1970, sur la base militaire de Fort Bragg en Caroline du Nord. Une femme enceinte et ses deux filles, âgées de cinq et deux ans, sont retrouvées assassinées dans un appartement. Le père, Jeffrey McDonald, n'est, lui, que légèrement blessé. Il clame avoir vu des individus dans la nuit. Cela ne l'empêche pas d'être traduit devant un tribunal militaire qui, au final, l'innocente. Mais la justice fédérale s'est emparée du dossier et, neuf ans, plus tard, le convoque devant un autre tribunal, civil, cette fois. Neuf mois avant la date, McDonald rencontre en Californie le journaliste Joe McGinniss, adepte des reportages en long format et écrivain de non fiction. Les deux signent un accord : McGinniss aura accès à l'intimité de McDonald avant et pendant le procès, avec les avocats. McGinniss reversera une partie des bénéfices du livre à McDonald et s'engage à écrire un récit inattaquable " dans la mesure où il n'y aura aucune atteinte à l'intégrité et à l'essence même de l'histoire de ma vie. "
Le procès se déroule, pendant sept semaines. Et le médecin est condamné à la perpétuité. McGinniss est effondré, catastrophé pour celui qui est devenu son " ami ". Il poursuit les contacts avec McDonald, le visite en prison, vit même dans l'un de ses appartements californiens. Puis vient la publication du livre, Fatal vision (1983). Et l'auteur dit avouer son intime conviction de la culpabilité de McDonald. Ce dernier, avec une batterie d'avocats, poursuit l'auteur pour " tromperie et violation du contrat ". Cet autre moment de Justice fera lui aussi les choux gras de la presse : liberté artistique, premier amendement, loyauté... tout y passe.
Et Janet Malcolm en a fait ce superbe essai, Le journaliste et l'assassin, que les Editions du sous-sol rééditent à la suite des éditions François Bourin (2013).
La journaliste du New-Yorker reprend méthodiquement les faits et va à la rencontre des protagonistes pour saisir réellement le type de relation entre McDonald-McGinniss. Assez vite il apparaît que l'écrivain a tout fait pour gagner la confiance du médecin, peut-être s'est-il même réellement attaché à lui mais, après la condamnation il a joué un double jeu, parlant d'un déni de Justice tout en étant persuadé de la culpabilité de McDonald. C'est là que se situe la trahison, c'est là que les pénalistes appuieront. Mais le procès en tromperie finira en eau de boudin, l'assurance de l'éditeur, fort de l'énorme succès de Fatal vision, lâchera finalement 325 000 dollars en 1987.
Le travail de Janet Malcolm (décédée en 2021) est exemplaire à plus d'un titre. Dans sa façon de travailler bien entendu, avec cette éthique anglo-saxonne, s'écartant de l'émotion pour rester sur les faits. Exemplaire aussi dans sa façon de mettre en lumière ce spectacle du fait-divers que l'on connaît si bien aujourd'hui. " De même que tout oeuvre de fiction puise dans le réel, tout oeuvre de non-fiction puise dans l'art ". Janet Malcolm interroge notre rapport à la création et particulièrement dans ce créneau, extrêmement populaire aux Etats-Unis, de la non fiction. Ou commence le journalisme ? Le jugement moral a-t-il sa place dans une oeuvre littéraire ? La réflexion est formidable et infinie.
Le journaliste et l'assassin (The journalist and the murderer, trad. Lazare Bitoun), ed. du sous-sol, 237 pages, 11 euros