Littérature noire
22 Mai 2024
" Des crabes crus gorgés d'oeufs qui flottaient dans la sauce soja, ventre tourné vers le haut pour témoigner du caviar onctueux qui formait une bosse sous leur coquille; des millions de minuscules krills couleur pêche que l'on utilise pour faire du kimchi ou apporter la touche finale à une soupe chaude avec du riz; et le préféré de ma famille, le meyongnanjeot - de la rogue de colin carmin nappé de goghugaru. "
Plongez dans les poêles, casseroles, fait-tout et blender de Michelle Zauner pour son émouvant premier roman Pleurer au supermarché. Ou comment raviver le souvenir d'une mère trop vite disparue à travers la gastronomie de son pays, la Corée. Chaque recette, chaque plat mais aussi chaque odeur ou le simple nom sur le menu d'une carte sont l'occasion de penser à la mère, à un instant spécial de leur vie commune, de leurs traditions, des jours de retrouvailles avec la famille.
Pourtant Michelle Zauner le dit : en perdant sa mère à l'âge de 25 ans, elle venait tout juste de quitter une période rebelle durant laquelle elle s'était fortement opposée à cette femme de caractère mais tellement " adorable ". Surtout, l'autrice à travers son deuil et sa recherche des ingrédients parfaits, développe toute l'ambiguïté de sa double identité. Enfin, pas si double. Jeune, oui, elle s'est cherchée. Aussi parce que sans cesse revenait cette question : " tu es chinoise ? Japonaise ? Tu es quoi ? " Mais elle, à Eugene, Oregon, se sentait américaine. Et puis, le choc de la nouvelle de la maladie de sa mère, les longs mois de traitement les ont rapprochées, au point de trouver là ses vraies racines, de retrouver ce qui a, en fait, construit son enfance. Parce que le père est tout simplement absent, au travail souvent, au bar parfois. Et ne possédant pas non plus la puissance d'une telle culture à disposition de sa fille.
Donc au-delà du deuil et de plats incroyables, Pleurer au supermarché est un roman sur l'identité et sur ce qui nous rattache à la mère. L'amour de Michelle Zauner n'est pas guimauve, n'est pas aveugle non plus et c'est bien la difficulté dans un texte écrit à la première personne : parvenir à trouver le ton juste, pudique mais sincère. Lire l'autrice et sa mère chanter sur un vieux tube de Barbra Streisand. Ou cette scène de mariage, entre deux chimio. Les vacances avec la tante à Séoul. Sans parler des toutes premières pages dans les rayons d'un supermarché asiatique... autant de petits moments d'émotions savamment reconstruits, livrés avec les parfums d'un bouillon, ou de quelques nouilles au boeuf. Ce roman est une petite merveille de délicatesse et d'affection.
Pleurer au supermarché (Crying in H Mart, trad. Laura Bourgeois) ed. Christian Bourgeois, 310 pages, 22 euros