Littérature noire
22 Juin 2024
Il y a eu un début au crime organisé et sa naissance est forcément liée à plusieurs phénomènes. Une extrême paupérisation par exemple, histoire de survivre. Et puis les opportunités. Le Quartier Réservé de Marseille entre 1878 et 1943 fut ainsi la meilleure des écoles et le meilleur tiroir-caisse d'une pègre internationale bourgeonnante et, ici, corse. Un lieu unique, une période à peine croyable, racontés avec une foule de détails, d'anecdotes par Martin Huc dans ce nouveau livre, Marseille interdite, qui installe un peu plus La Manufacture de livres comme l'éditeur de référence pour l'histoire du crime dans l'hexagone.
Le Quartier Réservé est institué par arrêté préfectoral en 1878 pour "assainir", juguler le commerce de la prostitution très important dans une ville qui est le premier port d'Europe à une époque où le transport maritime est à son plus haut. Tous les jours ce sont des milliers de marins qui débarquent après des semaines de solitude... pas besoin d'un dessin. Et il ne faut pas oublier non plus les nombreux soldats en garnison autour du Vieux-Port. Parce que c'est là que se trouve le Quartier Réservé, appelé aussi la Fosse : trois hectares et quinze rues, entre la mairie et le panier. Historiquement, c'est ici que les Phocéens ont posé le pied pour fonder la cité. Ce qui en fait le plus vieux quartier de France sinon d'Europe. Logique que le plus vieux métier du monde y pose ses dessous, pas toujours chics mais ce n'est pas le plus important.
Il y a trois types de prostitution dans le Quartier Réservé : les maisons closes de luxe, raffinées, avec salon japonais ou Louis XVI, lieux fréquentés par nombre d'artistes et d'hommes politiques. Et qui se distinguent par de grands panneaux extérieurs, des enseignes. Les bordels classiques sont déjà la classe en dessous forcément. Et puis il y a enfin les magasins de passe : des chambres donnant directement sur la rue, de deux mètres sur trois, devant laquelle la "propriétaire" attend le client, sur une chaise. On en comptait un tous les sept mètres rue Bouterie.
Bref, le commerce est organisé et tourne à merveille. Bien entendu, quand l'argent coule, la voyoucratie n'est jamais loin. Et les maquereaux, les proxénètes vont s'installer durablement dans le paysage. Avant que le trafic de drogue ne s'internationalise, c'est dont "le pain de fesse " qui va rapporter gros. Des Corses, ayant fui la misère de leur île, vont ainsi prospérer. Paul Carbone, coéquipier de Spirito, évidemment. Mais aussi François Albertini dit François le fou, les frères Antonetti ses amis, Hilaire Peri, Toussaint Landi, Antoine Rogliano, Paul Lucchini, Antoine Terrazzoni... ils se retrouveront en "concurrence" parfois avec des Italiens parfois avec des souteneurs africains. Et tout cela finira dans le sang des armes de poing qui remplacent petit à petit les couteaux.
Le livre de Martin Huc est formidable tant il donne à voir l'évolution, terrible, d'une société, comme un accélérateur. Il y a ses femmes mises, la plupart du temps mais pas exclusivement, de force sur le trottoir, il y a le mélange des nations entre ces quinze rues, les odeurs pestilentielles qui se dégagent depuis la halle aux poissons et les ordures jetées par la fenêtre, mais aussi les premières notes de jazz et cette cohorte d'artistes venus chercher un peu de folie : que ce soit Simone de Beauvoir, Gustave Flaubert (qui s'y fait dépuceler), Jean Genet (qui s'y prostitue), Man Ray, Céline, Albert Londres, Antonin Artaud, Jean Cocteau et d'autres. Un quartier-monde, envers un brin crasseux du Montmartre parisien. Marseille, quoi !
Mais un quartier qui a, à force, gêné les édiles par sa délinquance, son danger sanitaire, sa vétusté. Hygiénistes et psychopathes, les nazis décideront de le dynamiter à l'hiver 1943 avec le reste du quartier Saint-Jean.
L'essai de Martin Huc refait un vivre un endroit sans doute unique en France, voire dans le monde, et livre aussi quelques clés sur la genèse de la pègre qui dans cette même période se tourne vers le trafic d'héroïne, entre la Turquie et les USA : les réseaux étaient en place, il n'y avait plus qu'à changer de matière première.
Marseille interdite, 1878/1943, histoire du Quartier Réservé, ed. La Manufacture de livres, 398 pages, 25 euros