Littérature noire
13 Juillet 2024
George Weaver, agent immobilier, soigne son burn out du côté du Nouveau Mexique, à Taos. Les médecins lui ont dit de ne surtout rien faire, de se reposer. Un ami de passage, journaliste, lui suggère de s'intéresser à un cold case vieux de huit ans qui s'est déroulé là : le meurtre de la jeune Jenny Ames par un certain Charles Nelson, jamais interpellé. Les premiers jours, peu enchanté par le projet, Weaver pose quelques questions aux rares témoins de l'affaire. Entre les rasades de whisky qu'il s'envoie et son embarrassante femme venue le rejoindre, le voilà qui se prend au jeu de découvrir qui était cette malheureuse victime, d'où elle venait. Sa quête va devenir une obsession.
Roman mythique du non moins mythique Fredric Brown, La fille de nulle part, est sorti en 1951 et publié en France par plusieurs éditeurs, Rivages mais avant cela Edito, 10/18 et aussi, au début des années 80 par Clancier-Guénaud dans une collection dirigée par... François Guérif.
La fille de nulle part est un modèle de roman noir parce que Brown sait trouver le ton juste pour raconter comment un homme en souffrance, perdu dans sa vie, en vient à ne penser plus qu'à cette affaire et surtout à cette Jenny Ames, femme fantasmée. Le changement psychologique de Weaver est subtil et imparable, sans toutefois virer à la psychopathie, plutôt une forme de monomanie. Les recherches et les rencontres sont tout autant savoureuses : de cette femme qui a vaguement croisé la victime dans un bus, au journaliste local jusqu'au barman qui l'a connue dans sa jeunesse. Des scènes et des dialogues au millimètre, sans rien qui dépasse. Et le lecteur reste justement subjugué par la qualité sans superflu de l'intrigue, une histoire simple mais transfigurée par le talent de Fredric Brown. Côté ambiance, oui, le Nouveau-Mexique, avec ses coyotes, ses villages isolés apportent une touche rurale qui accentue l'isolement de Weaver. Exactement ce qu'il faut pour entrer dans la tête de l'agent immobilier, mythifiant Jenny Ames et parlant avec dégoût de sa femme, " aussi grasse et négligée physiquement que moralement, mauvaise ménagère, piètre cuisinière - et par dessus-tout incapable de s'intéresser à ce qui aurait pu créer un lien entre eux. Elle ressemblait de plus en plus - vas-y, dis-le, c'est la vérité - à une vache. " L'équilibre mental de Weaver est précaire...
On peut regretter la fin, un peu cousue de fil banc, mais cette Fille de nulle part prouve qu'à cette période dorée du roman noir, l'imagination était bouillonnante, associée au talent sans esbroufe d'un auteur passant sans problème de la SF au polar. Un pur classique.
La fille de nulle part (The far cry, trad. Gérard de Chergé), ed. Clancier-Guénaud, 22 pages, 6 euros d'occasion