Littérature noire
12 Août 2024
Trois cent quatre vingt onze pages sur les neurosciences, l'hippocampe du cerveau, la mémoire et des articles comme " mémoire constructive, distorsions mnésiques et confabulation "... il faut être Joyce Carol Oates pour rendre cela passionnant. L'homme sans ombre (2018) n'aborde toutefois pas cette question scientifique tout à fait par hasard puisque le mari de l'autrice, Charles G. Gross (1936-2019), était lui-même un neuroscientifique de renom qui a, par exemple, travaillé sur la reconnaissance des visages, un aspect qui a droit à quelques lignes dans le roman. Cela pour dire que Oates peut se permettre d'user de vocabulaire pointu sans, a priori, écrire n'importe quoi et en y apportant sa touche de fiction rationnelle.
On est en 1965 à Philadelphie et la jeune doctorante Margot Sharpe intègre l'unité de neurologie du célèbre professeur Milton Ferris, lequel commence l'étude d'un cas qui va devenir mondialement célèbre : E. H., Elihu Hoopes, homme de 37 ans, chez qui un bouton de fièvre, herpes simplex, s'est transformé en infection virale, du nerf optique jusqu'au cerveau, provoquant une série de fièvres qui a grillé le siège de sa mémoire. Désormais E. H., s'il se souvient de tout jusqu'à ses 37 ans n'est pas capable de mémoriser au-delà des 70 dernières secondes. Issu d'une famille de notables, avec une réelle éducation, c'est bien volontiers qu'il participe chaque semaine aux tests de l'unité de neurologie, se faisant présenter toute l'équipe... comme si, chaque fois était une première fois. Au fil des années, des publications scientifiques, des conclusions, si Milton Ferris tire une gloire internationale de ses travaux, Margot Sharpe, jeune femme ne vivant que pour son travail, tisse une relation d'affection avec E. H. Au-delà de l'avancée sur la connaissance du cerveau, et ce bien avant les IRM, elle éprouve un amour pour cet être désemparé, perdu, innocent. Une relation hors déontologie s'installe entre eux. Mais la relation de Margot avec Milton Ferris était-elle plus déontologique ?
C'est un roman complexe, comme souvent chez Oates, que L'homme sans ombre. Complexe et passionnant tant les deux personnages sont riches d'une relation unique, évidemment ambigüe, le plus schizophrène des deux n'étant pas forcément celui auquel on pense. Joyce Carol Oates tisse ainsi avec un luxe de détails, la trajectoire dévouée, quasi religieuse de Margot auprès d'E. H., une obsession caractérisée et un amour impossible, voire interdit si l'on considère la fragilité de " l'amnésique incapable de voyages mentaux dans le temps : Margot l'imagine ouvrant une porte dans l'intention de la franchir et se retrouvant devant un mur de briques. Le choc est à la fois mental et viscéral. "
Mais Oates n'oublie pas la politique et son féminisme baignée dans l'expérience. Margot est ainsi la maîtresse d'un directeur d'unité effroyable, patriarcal jusqu'à la caricature, couchant avec ses doctorantes, " volant " leurs travaux pour se les approprier (ça existe toujours me dit-on...). Cet aspect du roman pourrait détourner le lecteur de la foisonnante relation Margot-E. H. mais, au contraire, elle l'enrichit, démontrant à quel point Margot est seule, solitaire en fait, au point d'oublier de se rendre auprès de sa mère souffrante.
C'est encore un sacré portrait de femme que propose Joyce Carol Oates, une sorte de Marie Curie du cerveau mais comme à son habitude, l'autrice se garde toute envolée lyrique, restant dans les clous d'une prose serrée, émouvante oui mais toujours digne. Tout cela en plongeant dans l'aventure des recherches sur le cortex, les lobes frontaux, pariétaux, le fonctionnement des neurones, un univers assez fabuleux, encore mystérieux. Bref, un bon gros morceau de littérature. Mention spéciale à la traduction précise de Claude Seban.
L'homme sans ombre (The man without a shadow, trad. Claude Seban), ed. Philippe Rey, 390 pages, 23 euros