Littérature noire
19 Août 2024
Saisissant. C'est le premier mot qui vient à l'esprit lorsque l'on referme Nul ennemi comme un frère. Saisissant, le volume d'informations, de documentation que Frédéric Paulin est parvenu à intégrer dans ces 457 pages. Saisissant, cette maestria pour faire de la guerre au Liban un roman puissant, tendu, entre thriller politique et espionnage. Pour ne rien gâcher, Nul ennemi comme un frère arrive avec une certaine cohérence dans l'actualité. Même s'il est vrai que le Moyen-Orient n'est jamais vraiment hors de l'actualité.
Voici donc le lecteur à Beyrouth en 1973. Ici, Michel Nada, deuxième des trois fils de Nassim, notable chrétien de la ville. A l'approche du conflit inter confessionnel, Michel choisit de poursuivre son métier d'avocat en France et de se rapprocher des "amis" du Liban, Charles Pasqua, Jacques Chirac et surtout, un député azuréen forcément peu à cheval sur les règles démocratiques... Là, voilà Abdul Rasool Al-Amine, chiite, issu d'une famille d'agriculteurs du Sud-Liban, membre du Mouvement des déshérités. Face aux menaces d'embrasement, il va trouver un espoir dans la révolution qui se prépare en Iran. Philippe Kellermann, lui, est français, conseiller politique de l'ambassade, élevé au Liban, amoureux de ce pays, et qui va progressivement s'éloigner de son épouse pour se rapprocher des benzodiazépines. Enfin, le capitaine Dixneuf, officier traitant du SDECE, ancêtre de la DGSE, homme buriné, homme d'action, intelligent mais muselé, pour ne pas dire torturé, par les politiques "hasardeuses" de la France.
Ces quatre personnages constituent en quelque sorte la colonne vertébrale du roman foisonnant, intense, dramatique de Frédéric Paulin. Mais l'auteur y ajoute des deuxièmes voire des troisièmes rôles qui font toute la dimension épique de ce qui est le premier opus d'une nouvelle trilogie après celle de Benlazar (que l'on croise ici !). Il faut avertir le lecteur : le fond de Nul ennemi comme un frère est complexe. On n'évoque pas une poudrière mêlant des Palestiniens, des Syriens, des Catholiques, des Chiites, des Sunnites, des Druzes, des communistes mais aussi des Français, des Américains, des Israéliens en un claquement de doigts, pour ne pas dire de phalanges. Il y a un temps de lecture, environ 50 pages, où les informations sont nombreuses, mais pas envahissantes. C'est un comme au Rubik's Cube, on réalise une première face puis les autres apparaissent... plus ou moins. Il n'y a toutefois aucune peine à comprendre parce que Paulin est un vrai narrateur, il sait faire avancer une intrigue dans un décor tortueux. A propos de sa précédente trilogie, Michel Abescat, de Télérama, disait à très juste titre, " Ellroy n'a qu'à bien se tenir ". Mince, c'est vrai. Imbrications de l'Histoire avec les histoires personnelles, multiplication des personnages, romances plus ou moins écornées, violence, politique. Sur ces deux derniers aspects, l'auteur de chez Agullo devient une référence.
Assassinat du diplomate français Louis Delamarre en septembre 1981, évacuation de Yasser Arafat à la fin de l'été 1982, massacres de Sabra et Chatila... Nul ennemi comme un frère prend à la gorge en faisant monter une tension inimaginable, le lecteur sentant l'inéluctable advenir, l'horreur ne semblant pas connaître de limites mais surtout le lecteur se souvenant parfois de tel ou tel événement tragique. Parce que oui, tout le monde n'a pas la mémoire parfaite de l'histoire du Liban, mais certains faits demeurent ancrer dans une sorte de bibliothèque universelle de la tragédie.
Enfin, Frédéric Paulin plonge les mains dans la politique absurde française, la politique qui ne choisit pas son camp mais qui veut toujours être présente et même influente. Au milieu d'un tel panier de crabes, que les Français puissent s'imaginer, un, régler quoi que ce soit et, deux, s'en sortir sans dommage, révèle tout simplement la mégalomanie et l'incompétence d'un pays qui, au final, paye très cher sa présence à Beyrouth et au Liban. A ce titre aussi, le roman est d'une puissance politique rare.
Il y a eu un certain nombre de polars sur l'histoire politique française, certains très bons, d'autres intéressants. Nul ennemi comme un frère pose un autre jalon. Le roman est remarquable et passionnant. Et, lieu commun par excellence, on attend vivement la suite.
Nul ennemi comme un frère, ed. Agullo, 457 pages, 23, 50 euros