Littérature noire
11 Septembre 2024
C'est un livre ambitieux, c'est certain. Par ses mille pages déjà. Mais surtout par sa dissection précise, méticuleuse de la crise environnementale de manière scientifique comme politique. Presque davantage politique d'ailleurs. Enfin, c'est un livre ambitieux parce qu'il a, clairement, la volonté de faire bouger les lignes... et c'est peut-être là où ça coince un tout petit peu.
Avec Le déluge, Stephen Markley offre à vivre 37 années de dérèglements climatiques qui induisent fractures sociales, chutes des économies et bataille pour le pouvoir. De 2013 à 2040, le roman suit les traces de Kate Morris, jeune femme provocante et moulée dans les convictions écologistes et le militantisme. Capable de parler comme une charretière, elle sait aussi convaincre, au point, avec son ONG Fierce Blue Fire, de faire élire ou perdre tel ou tel sénateur : peu importe qu'ils soient républicains ou démocrates, pour Kate Morris, la priorité c'est le climat. En parallèle, Tony Pietrus, géophysicien caractériel mais reconnu, étudie les hydrates de méthane au fond des océans et, dans un livre qui a fait scandale, a exprimé ses craintes si ses gaz parvenaient à la surface des eaux. Il y a également Ashir Al-Hasan, statisticien de génie, peut-être tendance Asperger, capable de modéliser tous types de systèmes, des matches de NBA aux températures du globe. Enfin, Shane est à la tête des 6degrees, organisation écoterroriste ultra efficace, qui va mener la lutte sur le terrain de la violence, en s'attaquant à des pipelines, à des centrales au charbon et, ainsi, passer des caps vers l'irréparable. Ces quatre personnages centraux vont évoluer dans leurs sphères, celles de Pietrus et d'Al-Hasan se croisant régulièrement, et tenter de peser sur les politiques US. Mais leurs discours se perdent dans le vent : les lobbies des énergies fossiles restent puissants, le mot écologie toujours aussi mal vu et pour tout dire, la perspective du pouvoir n'a que faire de l'avenir de la planète. Pourtant, les méga incendies se multiplient : Hollywood est frappé par des feux dantesques en 2031, Tony Pietrus (dans une scène remarquable d'héroïsme) mettant sa vie en péril pour sauver sa plus jeune fille. Un cyclone en Inde fait 70 000 morts. Des pluies inondent le midwest sur des milliers d'hectares. Les ouragans sont chaque année plus violents et les dégâts dépassent régulièrement les 1000 milliards. Alors que l'extrême droite, poussé par un pasteur médiatique, menace de prendre le pouvoir, les scientifiques tentent d'élaborer une énième loi anti carbone. Kate Morris, elle, décide de bloquer le Capitole à Washington.
C'est une gageure de vouloir donner un aperçu du Déluge tant le roman est dense, riche en personnages secondaires, en informations aussi. Honnêtement, Stephen Markley a relevé le défi des 1000 pages avec un rythme parfaitement dosé entre discussions, négociations de salons et scène d'apocalypses. On aime ces dernières d'une façon coupable parce qu'elles sont parfaitement tragiques mais aussi très réalistes. La technique du rythme permet dont à l'auteur d'expliquer avec moult références scientifiques, l'enjeu des "dominos mortels" et le lecteur retient surtout que rien n'est prévisible avec un réchauffement climatique aussi rapide car il n'y a pas de précédents et une catastrophe telle la fonte des glaciers arctiques entraîne mille conséquences. Le roman connaît toutefois une vraie baisse de régime au dernier quart lorsque Stephen Markley décrit, par le menu détail, toutes les dispositions à prendre dans le nouvelle loi : c'est long et cela ressemble parfois plus à un programme électoral qu'à de la littérature., une litanie de mesures, sans doute excellentes, mais qui dépasse le cadre fictionnel et le cadre de l'écrivain. Une forme de prétention que l'on retrouve dans l'interview que l'auteur a donné à Esquire : " moi aussi j'apprécie les romans apocalypse bas de gamme mais je ne voulais pas en écrire un en mode " regardez comme comme ce sera génial quand l'humanité s'effondrera "... Il y a aussi une tendance, très américaine, à jouer avec les sentiments mais, on pardonne, tant il est vrai que l'on s'attache aux protagonistes.
Le plus remarquable demeure dont la mise en perspective de ce qui nous attend ou pourrait nous attendre. Le scénario de Markley, reposant sur des dizaines d'entretiens avec des scientifiques, est grosso modo que des millions de personnes, oui des millions, vont périr dans les trois prochaines décennies, en occident comme sur le reste de la planète où les éléments se déchaîneront. Que des économies, liées aux assurances, elles-mêmes liées aux banques et à l'immobilier vont chavirer joyeusement, entraînant un chaos social qui sera la meilleure porte ouverte aux politiques populistes, survivalistes et violentes. Le déluge est un roman riche, déboussolant, qui offre des pistes de réflexion baignées dans un certain pessimisme. Un roman qui est aussi une vision. Bref, à part deux bémols, c'est ambitieusement dépressif.
Le déluge (The deluge, trad. Charles Recoursé), ed. Albin Michel, 1040 pages, 24, 90 euros