Littérature noire
30 Septembre 2024
Il s'en est fallu de peu pour que David Joy livre avec Les deux visages du monde son meilleur roman. Il s'en est même fallu de peu pour qu'il signe là un excellent polar. Mais voilà. La faute à trente dernières pages bancales, peu crédibles.
A Sylva, dans le comté de Jackson, au nord d'Atlanta, la vie suit son cours rural, marquée par l'histoire et un profond changement de société, " la région tout entière avait vendu le tourisme comme un miracle économique, sans jamais admettre que c'était une activité tout aussi dévastatrice que l'exploitation du bois ou du charbon. " Toya Gardner, jeune afro-américaine, a fini ses études d'arts plastiques et revient dans la ville de sa famille, auprès de sa grand-mère Jess, pour réveiller les consciences sur le passé esclavagiste de la cité, de la région. Un peu dans l'esprit Black Lives Matter qui secoue le pays. Un premier happening la voit creuser la tombe de membres de la communauté black qui avaient été obligés de "déménager". Puis elle s'attaque à la statue d'un soldat confédéré, couvre ses mains de peinture rouge. Forcément, ses gestes s'attirent les foudres des habitants, et pas que les Wasp ou les rednecks. La tension monte. D'autant que quelques jours avant, Ernie Allison, du bureau du shérif a contrôlé et coffré un type qui dormait ivre mort dans sa voiture. A l'intérieur de celle-ci, une tunique et une capuche du Klan. Plus compromettant : un carnet avec les noms et téléphones des notables du comté et du chef de la police. Le lendemain quand il revient chercher le fameux carnet, celui-ci a disparu. Il s'en inquiète auprès du vieux shérif Coggins, en train de boucler les derniers mois de son ultime mandat. Un homme qui est resté très proche de Jess, la grand-mère de Toya, dont le mari était son meilleur ami.
Parce que l'on n'écrit sans doute jamais mieux que sur ce que l'on connait intimement, David Joy, fils de Caroline du Nord, saisit avec une extrême justesse cette forme de racisme latent, un peu transparent mais présent qui fait presque dire à certains, " le drapeau confédéré fait partie de notre histoire, je ne suis pas raciste mais n'y touchez pas..." Cet entre-deux, forcément couard, qui laisse dire et surtout laisse faire le pire au nom des pères, des grands-pères, des traditions. Là, l'auteur touche du doigt la question du Sud et, il l'écrit, celle des Etats-Unis : " ce comté a toujours été divisé en deux, ça ne date pas d'aujourd'hui, ça n'a rien de nouveau. Bon, peut-être que vous ne le voyez pas parce que vous n'y êtes pas obligée. Mais je connais le monde dans lequel je vis et je connais ma place dans ce monde. La moindre de mes pensées, la moindre de mes décisions, est régie par cet état de fait. "
Avec un certain à propos il introduit ainsi deux visions du monde, celle de la jeune agente Green, coriace et prête à renverser les us et coutumes. Et celle du shérif Coggins, légaliste mais pas au point de laisser fouler la mémoire des anciens. C'est réussi parce que pas caricatural.
Le premier hic dans Les deux visages du monde, c'est que deux fait-divers se chevauchent, progressent en parallèle pendant une bonne partie du livre. Dans l'un, ce sont donc les hommes du Klan qui sont impliqués et ce volet se clôt assez (trop ?) rapidement. D'accord il n'y a peut-être rien de très original à écrire sur le Klan, une nouvelle fois. Quoique. Le discours d'un des personnages sur sa politique d'infiltration, d'activisme à bas bruit au coeur de la société était intéressant. Dommage.
La seconde enquête sur l'assassinat suit la piste du premier type interpellé mais le lecteur sait avant la première menotte passée qu'il s'agit d'une impasse : c'est trop gros, trop balourd, trop simple. Le problème est que la résolution, dans les trente dernières pages donc, arrive d'une façon pour le moins capillotractée : " oui je l'ai ramenée mais non, en fait elle ne voulait pas donc j'ai menti... et puis au fait j'ai trouvé ce pendentif dans mon pick up " ! Et, attention spoiler, le fin du fin, la grand-mère qui gratte un brin de terre pris dans le pendentif et comprend tout. Non, pas possible. Rien ne va dans cette fin. Deux fois dommage. Et une petite impression de gâchis devant un texte tout en finesse jusque là, avec ses zones de gris, cette société qui ne se regarde pas en face.
Les deux visages du monde (Those we thought we know), ed. Sonatine, 423 pages, 23 euros