Littérature noire
18 Octobre 2024
A un moment donné, ces immeubles ont pu paraître tristement soviétiques. Mais pour ces gens, imagine-t-elle, ils n'avaient rien de lugubre ni de soviétique. Ils entraient dans quatre murs disposant d'une salle de bains carrelée, d'une vraie baignoire, d'un chauffe-eau, l'eau courante au robinet. Par rapport à là d'où ils venaient, ces immeubles ont dû être ce qu'il leur était arrivé de mieux dans la vie. "
Avec Mater Dolorosa (quel titre !), Jurica Pavicic poursuit l'auscultation de sa Croatie meurtrie par le post-soviétisme et surtout la guerre de l'ex-Yougoslavie. L'auteur de l'inoubliable Eau rouge n'en finit plus de panser ses plaies et celles de ses concitoyens, pris dans une tourmente de violences et de capitalisme, les unes parfois en conséquence de l'autre. Ce nouveau roman, sous la forme du polar tendue et silencieux, emporte le lecteur à Split, sa ville, mais pas dans le beau centre historique, plutôt dans la banlieue oubliée, laide et polluée, là où une vieille usine finit de se décomposer. Dans un des hangars, la police a retrouvé le corps sans vie d'une jeune fille. Dans la mer toute proche, les policiers repêchent un haut de survêtement et une bandoulière de sac de sport...
Même si le procédé est somme toute classique, Pavicic prend son histoire par le prisme de trois personnages. Zvone, le jeune policier chargé de l'enquête, aux côtés du vieux roublard Tomas, proche de la sortie. Zvone veut la vérité. Tomas veut juste résoudre l'affaire, quitte à trouver un bouc émissaire. Zvone est aussi le fils d'un ancien soldat de l'armée croate, revenu fracassé du conflit face aux Serbes. Le deuxième personnage, c'est Ines, la soeur aînée du principal suspect. Cadre dans un hôtel, elle vit une relation clandestine avec son patron. Sauf que l'épouse l'apprend et commence à balancer bout par bout sur les réseaux sociaux cet adultère. Panique chez Ines qui, par ailleurs, voit aux infos les éléments matériels retrouvés près du meurtre et reconnaît autant le jogging que le bout de sac. Enfin, Katja, la mater dolorosa, veuve et louve qui fera tout pour protéger son fils, absolument tout. Et demander l'intervention du Seigneur dans son église de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs n'est pas la plus risquée de ses décisions.
L'oeuvre de Pavicic au-delà de sa qualité littéraire pure, de ce travail d'ambiance, de la construction patiente de l'intrigue et de la psychologie poussée des personnages, permet aussi de faire oeuvre de témoignage sur ce qu'a été le monde communiste hors de l'URSS. Oui, en 2024, il s'agit là d'une queue de comète mais l'empreinte est encore forte, dans les esprits autant que dans les paysages. On ne regarde pas cette Croatie comme on regarde l'Italie voisine ou l'hexagone. C'est ce qui fait des romans de Pavicic quelque chose de si spécial et de précieux. Mater Dolorosa, c'est cette mère qui prie pour son fils et c'est cette Croatie, en larmes, qui prie pour des lendemains meilleurs.
Mater dolorosa (trad. Olivier Lannuzel), ed. Agullo, 395 page, 23, 50 €