Littérature noire
13 Janvier 2025
Et bim, voilà que Michelle Gallen, avec ce deuxième roman, Du fil à retordre, s'impose comme une voix contemporaine de l'Irlande. Après Ce que Majella n'aimait pas (2023), l'autrice de 54 ans persiste dans une vision féminine et prolétaire de son pays, une vision aussi sociale que drôle, évidemment émouvante et politique.
Elle embarque le lecteur dans l'ouest de l'Irlande du nord, à la frontière avec la République, à l'été 1994. Maeve Murray, 18 ans, vient de passer son bac et les résultats sont attendus pour la fin de l'été. Elle espère ensuite être admise dans une école de journalisme à Londres et quitter enfin cette petite ville qui l'étouffe doucement. D'ici là, avec ses deux meilleures amies, Aoife et Caroline, c'est job d'été à l'usine de fabrique de chemise, tenus par un Anglais, Andy Strawbridge, maquignon qui ne laisse pas Maeve indifférente. Mais l'été 1994, en Irlande du Nord, c'est aussi les négociations pour la Paix, la fin des Troubles. Ce qui n'est pas choses acquise puisqu'il y a encore des attentats, des meurtres. Mais Maeve, entre haine de l'occupation anglaise et fatalisme, n'a qu'un objectif en tête : profiter de l'été avant le grand départ.
" Elle était déchirée entre l'envie de voir la ville rester à jamais dans son jus, exactement telle qu'elle était ce matin-là, et celle de prendre vingt kilos de Semtex pour tout faire sauter. " Dès les premières pages, Michelle Gallen pose toute l'ambivalence de son personnage principal, jolie fille, un peu grande gueule, grandie dans une famille nombreuse, catholique et donc peu aisée. La grande force de ce deuxième roman c'est bien de ne pas verser dans la fable sociale ou encore le misérabilisme. Du fil à retordre ne prétend pas répondre à des questions historiques sur le conflit irlandais. Bien au contraire, au coeur de cette usine, finalement, le lecteur comprend à quel point, protestant ou catholique, un(e) ouvrier(e) demeure une main d'oeuvre malléable, manipulable. Si Michelle Gallen démonte des a priori c'est bien sur le principe des bons d'un côté et des méchants de l'autre. Sans que cela soit non plus le coeur du texte. Ici, le coeur c'est bien de celui de Maeve dont il est question. Elle qui avoue honnêtement s'y connaître en fellation mais qui n'a encore jamais couché ! Et ça la démange. Avec Andy, le patron anglais ? Avec James, le frère petit-bourgeois d'Aoife ? Les interrogations de Maeve, ses rêves de journalisme, ses coups de sang, ses gueules de bois après trop de vodka-orange, en font un personnage, comme Majella précédemment, d'une tendre épaisseur.
Et puis Michelle Gallen a deux vraies qualités d'écrivain : le sens du rythme avec un roman qui se déroule sur à peine trois mois. Et une qualité pour raconter des histoires dans l'histoire : celle du mortier pendant une répétition de théâtre d'enfants, celle du prof de chimie qui raconte des blagues sur les protestants et avant tout celle de la soeur de Maeve, décédée quelques mois plus tôt. Avec, toujours, ces surnoms irrésistibles, de Johnny-ta-gueule à Dolan-double-gras ou les McDaid-qui-schlinguent.
Gallen a ce côté rock'n'roll, irrévérencieux qui fait mouche, racontant un quotidien difficile, illuminé par l'enthousiasme de filles de 18 ans. Un roman, malgré tout, solaire.
Du fil à retordre (Factory girls, trad. Carine Chichereau), ed. Joëlle Losfeld, 345 pages, 25 €