Littérature noire
26 Avril 2025
On avait assisté, il y a deux ans, à une très belle table ronde, déjà avec Pauline Guéna, autour de la non fiction, dans les profondeurs de l'opéra de Lyon lors de Quais du Polar. L'autrice venait y parler de 18.3. Cette année, elle est revenue dans la capitale des Gaules les bras chargés de Reine, son dernier roman (Denoël) mais aussi d'une BD toute récente, Brigade Babylone (Denoël Graphic). Sans oublier, sorti en mars, Une nuit en France, (Grasset), enquête co-écrite avec Jean-Michel Décugis et Marc Leplongeon. Un livre qui a valu au trio un flot d'insultes et de menaces, accusé de réécrire ce fait divers, de refaire l'enquête en lieu et place de la Justice. L'autrice défend un travail de patience, de rencontres, de terrain.
Comment est venue l'idée d'écrire sur un tel drame ?
C'est notre quatrième livre tous les trois et on a eu envie d'en parler parce que c'est un fait divers qui a polarisé la société française de manière hallucinante. Et qui a été instrumentalisé politiquement. On savait que c'était risqué.
Comment se sont déroulés les entretiens sur le terrain ?
Cela a été très difficile. Et avec les gens du village essentiellement au fil des semaines. Nous y sommes allés la première fois en décembre, peu de temps après les faits (ndlr : le meurtre a eu lieu le 19 novembre 2023). Nous avons rencontré la maire de Crépol, qui est sans étiquette, une femme de bon sens, très touchante, autant affectée que bouleversée par ce qui s'est passé, parce qu'elle connaissait tous les jeunes. Au fil de l'enquête cela s'est donc tendu au village, il y a eu une polarisation, comme s'il n'y avait que deux lectures possibles des faits. Dans l'une c'est une attaque raciste, préméditée. Dans l'autre, c'est un drame terrible qui a dégénéré, sans connotation raciste. Peut-être que lors du procès quelque chose de nouveau émergera mais au stade de l'enquête actuelle, rien de raciste n'apparaît.
À part le rapport d'une analyste criminelle que vous évoquez ?
Il y a eu, semble-t-il, des injures racistes des deux côtés. Mais qu'il y ait eu un motif raciste à ce meurtre, il semblerait que non.
À la lecture d'Une nuit en France, le lecteur comprend que les faits sont difficiles à démêler.
Il y a 500 jeunes, dont une partie alcoolisée, dans le noir, il y a des groupes qui sortent, c'est un bordel insensé. On nous a accusés de minimiser les faits, mais je ne crois pas. J'ai été très touchée par ce que l'on m'a raconté sur place et aussi à la lecture de l'enquête de gendarmerie, on ne peut pas imaginer que l'on minimise les faits dans ce livre. Mais ce n'est pas une raison pour faire dire n'importe quoi politiquement à ce drame, dans le seul but de division.
Dès la sortie du livre en mars, une avalanche de critiques vous est tombée dessus, vous reprochant de dresser un portrait trop "social" des suspects...
Et ? Est-ce que c'est interdit ? Le fait divers a littéralement divisé la France. Une partie des médias et des politiques ont tenté de donner une certaine lecture. Nous, on y retourne. On n'occulte pas les faits. On parle de ce PV d'enquête qui évoque, au conditionnel, que la circonstance aggravante de racisme anti blanc pourrait être retenue. Mais nous sommes aussi allés dans ce fameux quartier de La Monnaie à Romans, d'où sont originaires les suspects, qui est le plus pauvre de France. Avec 50% de la population sous le seuil de pauvreté, un habitat hyper dégradé... Les critiques, on les accepte de la part de ceux qui ont lu le livre, il n'y a aucun problème, on peut en discuter.
Coté actu il y a Brigade Babylone avec le dessinateur Mehi Grand, un album BD d'immersion au sein de la police des quartiers, très noir, très humain.
Au départ, j'ai travaillé en imaginant cela pour une série télé. Et puis sur place, avec le côté chroniques du quotidien j'ai compris que ça n'intéresserait pas les chaînes de télé. Je voulais toutefois en faire un récit visuel et j'ai pensé à la BD, j'ai appelé Mahi. Mon immersion s'est faite en pointillé, durant neuf mois, j'envoyais des textes à Mahi, il les décryptait, parce que c'est une écriture à part pour la BD. Bref, il y a eu beaucoup d'allers-retours comme ça. L'immersion s'est faite dans plusieurs commissariats mais je ne peux pas dire où, ils ne tiennent pas à être reconnus. Sur le terrain, mon travail n'était pas forcément facile parce que lorsque je suivais les policiers en intervention, que je sortais mon carnet de notes, ça grondait un peu dans les quartiers ! Du coup, parfois je ne sortais pas le carnet, c'était trop chaud mais je retenais tout et je retranscrivais ensuite quand je rentrais avec les transports en commun.
C'est plus facile de se faire accepter par les policiers quand on a écrit 18.3 ?
Oui. Parce que pour 18.3 j'ai attendu l'autorisation un an, vu que je ne suis pas journaliste.
Étonnée que Dominik Moll choisisse ce passage particulier de 18.3 pour son film ?
C'est un truc de scénariste. Quand j'ai appris que Haut et court (société de production et de distribution) achetaient les droits, mes amis scénaristes m'ont dit que ce serait pour cette partie dans le livre. Il y avait tout : l'histoire est construite comme un film, un début, une fin, un personnage bouleversant, un flic obsédé, un rebondissement de l'enquête. Sur le film, j'étais consultante parce que de toute façon Dominik Moll travaille avec le même scénariste depuis longtemps. Et j'aurai eu du mal à me pencher sur mon propre texte. C'était très intéressant d'être associée. À la première projection privée, lors des dix premières minutes je me disais, ce n’est pas ça mon histoire. Parce que cela ne correspondait pas à ce que j'avais vu forcément. Mais passé ce moment de décalage, j'ai compris que le film serait une réussite.
Le succès du film a-t-il changé quelque chose pour vous ?
Carrément. 18.3 est sorti deux ou trois semaines avant le premier confinement, autant dire qu'il n'avait pas complètement déployé ses ailes. Les César ont prolongé sa vie. Sinon, j'étais mal...
Avec Reine, roman cette fois, vous avez voulu rester dans le registre noir mais en fiction ?
En fait, cela part de la dernière scène de mon immersion de 18.3. Ce cadavre devant un bar, une témoin qui ne parlait pas français, un carnet abandonné... Une scène compliquée qui m'avait marquée. Quelques mois plus tard, le chef de groupe m'a appelé pour me dire qu'ils avaient arrêté le coupable mais qu'il refusait de dire quoi que ce soit. Une vraie histoire. J'y ai intégré tous mes souvenirs d'enfance en Corse, du côté de Vescovato, chez une tante par alliance, les senteurs, les chemins... et il vient d'obtenir un prix des bibliothécaires à Quais du Polar, du coup ça relance un peu sa durée de vie. Parce que même si les livres n'ont pas des existences aussi courtes que les films, c'est quand même difficile d'exister longtemps.
Quais du Polar, ce sont aussi des débats, des rencontres. L'une vous a-t-elle marquée plus que les autres ?
Le débat avec Sabrina Champenois et Patricia Tourancheau était excellent. Sinon j'étais à la prison de Chambéry, vendredi, c'est une toute petite prison, très vieille, surpeuplée bien entendu. Il y avait six détenus lors de mon intervention, c'est un peu la seule activité possible. C'était une rencontre autour de Reine et le plus jeune avait résumé chaque chapitre, il avait adoré vraiment. Un autre détenu m'a avoué qu'il avait trouvé ça trop noir, trop dur.
L'Amérique des écrivains (2015) a marqué les esprits par son originalité et le nombre d'auteurs rencontrés. Une aventure inoubliable ?
Avec mon mari, les enfants, nous avions d'abord simplement un rendez-vous avec Jim Harrison, qui avait dit "venez quand vous voulez mais l'année prochaine et à 14 heures parce qu'avant, après je pêche ou j'écris...". Avec cette réponse je suis allé voir mon éditrice, chez Robert Laffont, pour lui proposer un road trip et rencontrer une liste de tous les auteurs que j'adorais... mais que je n'avais pas encore contactés ! Elle a dit banco. On a signé un contrat avec lequel nous avons acheté le camping car, au Canada. Un vieux, d'occasion. Et on a commencé à contacter les auteurs. Ils donnent plus ou moins tous des cours dans les universités et on peut trouver leurs mails comme ça. Ils n'aiment pas trop être sollicités sur cette adresse professionnelle pour leurs activités d'auteurs mais venant d'une étrangère ça passait. J'ai commencé à recevoir des réponses mais ça restait flou pour le trajet. De fil en aiguille ça s'est construit... J'aurais aimé rencontré Joyce Carol Oates et elle a de suite dit non. Puis nous avons rencontré Russell Banks et c'était tellement génial qu'il l'a appelée mais son mari était très malade, elle ne pouvait pas nous recevoir. Elle a accepté de répondre par écrit mais comme le principe du livre était de se rencontrer physiquement, ça n'a pas pu se faire. Stephen King quand nous étions dans le Maine, nous a fait savoir qu'il était en vacances en Floride... peut-être qu'il aurait accepté. John Irving a dit oui, il était lui aussi en vacances, mais au Canada, on est arrivés jusque devant chez lui mais sa secrétaire nous a dit que finalement ce n'était plus possible. D'autres se sont rajoutés au fur et à mesure. Ce voyage a duré un an.