Littérature noire
3 Avril 2025
C'est une vraie question de société que posent (ou reposent) Jean-Michel Décugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon avec Une nuit d'enfer, une anatomie, comme ils l'écrivent, davantage qu'une enquête sur le meurtre de Thomas Perotto, 16 ans, au bal de Crépol, dans la Drôme, en novembre 2023. La question est à double tiroir : peut-on évoquer, dans un livre (ou dans un film comme ce fut le cas du film Borgo) un fait divers qui n'a pas été encore jugé au risque d'influencer, un juré voire une opinion publique ? Et, sous-jacent, le travail judiciaire ayant valeur de thérapie sociétale, un livre trop précoce respecte-t-il la douleur des proches ?
La réponse est très compliquée forcément. Très sensible. Mais il faut dire d'emblée que le livre du trio de journalistes ne tire aucune conclusion, encore heureux, sur la moindre culpabilité. Une nuit en France ne joue pas avec les émotions mais un peu à la manière d'un tribunal, expose les faits, dans une scène de bal chaotique, terrible mais précise autant que faire se peut. Ensuite, il y a une longue étude des conséquences, en suivant le procureur, la mairesse de Romans, les principaux suspects, l'éducateur de rue du quartier de la Monnaie. On a tenté de dire ici ou là que cet essai dédouanait les jeunes interpellés. Ce n'est pas le cas. Il est clairement écrit qu'ils étaient sur les lieux, qu'ils ont pris par à la bagarre, que certains avaient des couteaux, qu'ils ont pris la fuite et que peut-être le coupable du coup de couteau mortel n'était pas parmi eux. Surtout, Une nuit en France tente de faire une radioscopie de ce quartier de La monnaie, tout simplement l'un des plus pauvres de France, avec 3000 habitants et 50% d'entre eux vivant sous le seuil de pauvreté. Les trois journalistes n'y voient pas une excuse mais un fait. Quand ces jeunes débarquent au bal de Crépol, en zone rurale, ce sont bien deux mondes qui se font face. Et c'est bien l'argument utilisé par l'extrême droite le lendemain du drame. Avant le moindre mot du procureur, les réseaux sociaux évoquent un francocide, une expédition pour tuer du blanc... Le fait divers est utilisé, manipulé, une expédition punitive est circonscrite de peu. Bref, la mort de Thomas Perotto est utilisée pour définir un climat, une situation en France.
Et c'est donc là que le travail journalistique trouve son intérêt. Et oui, cela n'est pas sans raviver des plaies encore douloureuses. Mais sans chercher à établir une vérité, travail que le jury d'assises s'efforcera de réaliser, Décugis, Guéna et Leplongeon, s'appuient sur des faits et des témoignages. Cela pose-t-il un problème avec le secret de l'instruction ? Peut-être mais c'est le rôle d'un journaliste d'avoir des informations et cette divulgation est finalement peu quand on sait que le nom, le visage et l'adresse des suspects ont été livrés sur les réseaux sociaux, que certaines mères ont reçu des coups de fil menaçants, certains choisissant de se mettre au vert. C'est également peu au regard de la manipulation politique de cet horrible fait divers. Un jeu sordide qui servira le Rassemblement National aux législatives de juillet 2024 : " c'est la première fois dans l'histoire de la circonscription qu'un candidat d'extrême droite parvient au second tour et la première fois qu'il décroche la députation. Le vote RN n'avait pas dépassé 20% aux trois dernières législatives. "
Alors oui ce travail journalistique peut choquer mais il est utile en démocratie pourrait-on ajouter. Encore une fois il met en lumière un fait divers d'une rare violence mais le replace dans un contexte sociologique, économique, historique. Il interpelle surtout sur les lendemains, sur la politique de la ville, la présence de l'Etat dans les quartiers.
Une nuit en France, ed. Grasset, 204 pages, 20 €