Littérature noire
5 Mai 2025
Un essai paru en 2021 aux Presses universitaires de Rennes parle de Brian Evenson et de L'empire de la cruauté. Tellement juste. Mais on pourrait aussi parler d'empire du malaise encore une fois avec ce sequel de la désormais mythique Confrérie des mutilés, Membre fantôme, déferlement de lames et de schizophrénies.
Car plus que jamais, l'auteur, ex-mormon, ex-pasteur, se trouve à la croisée des littératures, clairement roman policier puisqu'il s'agit d'enquête, mais également fantastique, avec ce côté Alice cauchemardesque et tout autant philosophique quant au poids de la religion, et au rôle des femmes dans celle-ci.
Revoilà donc Kline, détective esquinté. Moralement puisque, revenu de tout et arrivé à pas grand-chose, il est interpellé saoul comme un cochon dans une maison abandonnée. Esquinté physiquement, sans son bras droit bien entendu, et un corps limé par les coups reçus. Derrière les barreaux, un coreligionnaire de la confrérie, un "cinq" à qui il manque trois doigts, une oreille et un orteil, lui demande de "retourner au bercail"... Kline, désormais sous une autre identité, ignore l'avertissement, lui qui ne veut plus fréquenter ces fous de Dieu. Après un déchainement de violences, il est libéré et son ancien collègue Franck lui trouve une mission avec les membres frondeurs de la confrérie, les Paul. Car l'affaire est grave : plusieurs membres de leur église ont disparu, sont morts, dans des conditions certainement pas catholiques. Quelqu'un cherche à les atteindre. Kline, malgré lui, doit résoudre cette affaire pour retrouver, peut-être, la paix.
C'est une plongée toujours aussi sombre, dérangeante dans les troubles de l'âme humaine et en premier lieu l'âme d'un Kline, véritable zombie, " un visage ravagé, balafré de plaies mal cicatrisées, de sillons de chair rose fripée par les brûlures, son crâne dégarni hérissé de touffes de cheveux éparses. Il n'avait presque plus l'air humain. " Et l'humanité, c'est bien ce qui est au coeur du roman. L'humanité et le corps, ce qui les lie. Lequel dépend de l'autre ? Notre souffrance nous rend-elle plus accessible à la foi ? Que doit-on laisser derrière soi pour preuve de sa croyance ? Interrogations fondamentales du XXIe siècle.
Membre fantôme est sauvage dans sa violence et toutes ces mutilations installent un inconfort pour le lecteur. Evenson en joue bien évidemment, à la manière d'un Cronenberg des plus belles années, c'est très organique, assez froid aussi. Surtout, l'auteur ne lâche pas la tension sur une seule des 221 pages. Pas la peine d'imaginer un moment de respiration, un brin d'oxygène, c'est une enfilade de couloirs, de portes fermées ou pas, de scies à ruban, de corps, de morceaux. Toujours et définitivement à part. Et exceptionnel au sens littéral.
Membre fantôme (Phantom Limb, trad. Jonathan Baillehache), ed. Rivages/ Imaginaire, 221 pages, 21 €