Littérature noire
1 Juillet 2025
" Je suppose que vous vous souvenez, vous autres, qu'une fois je me suis fait marin d'eau douce, pour quelques temps ". Ainsi démarre le conte de Marlowe, sur le pont d'un yacht, alors qu'avec trois autres loups de mer, ils entrent dans la Tamise, croisant le phare de Chapman. Ainsi s'amorce le récit d'une aventure profondément noire, au début du siècle, au fin fond de l'Afrique, une aventure faite de longues galères, de trajets sans fin, au milieu d'une population qui ne comprend pas, d'un environnement hostile. Le coeur des ténèbres, de Joseph Conrad, est vraiment le roman, ou plutôt la novella, promise, d'une psychologie cauchemardesque, sondant nos dépressions, nos fragilités. " Il y avait je ne sais quelle touche de folie dans toute cette affaire, une impression de drôlerie macabre dans ce spectacle... "
Le lecteur ne saisit pas, de prime abord, la réelle mission de Marlowe, chargé de remonter un fleuve africain sur plusieurs centaines de kilomètres, pour aller chercher le fameux Kurtz (ça, John Milius, le scénariste d'Apocalypse Now l'a conservé), fournisseur d'ivoire émérite pour le compte de la Société et devenu une sorte de gourou incontrôlable bien que très affaibli par la maladie.
Joseph Conrad excelle à mettre son lecteur dans le malaise, étirant les jours, les semaines, les mois à bord d'un vapeur sous une menace pas toujours déclarée. Le malaise est aussi dans les rapports humains entre Marlowe et tous les occidentaux croisés, devenus à leur tour moitié paranos, moitié psychopathes. Et puis il y a la rencontre avec Kurtz qui renverse clairement la table, " l'important c'était de démêler à qui il appartenait lui; combien de puissances ténébreuses étaient en droit de le réclamer. Ce genre de réflexions vous faisait froid dans le dos. Quant à deviner, c'était impossible et du reste malsain. Il avait occupé une place si élevée parmi les démons de ce pays... "
Même parfois daté, publié en 1899, Le coeur des ténèbres conserve sa puissance de frappe, sa prose intense et fiévreuse. Surtout, Conrad installe une réflexion sur nos conceptions occidentales, nos valeurs occidentales et, chose plutôt neuve on imagine à cette époque, interroge de biais la colonisation.
En 2025, il est également formidable de voir ce qu'en ont fait John Milius et donc Francis Ford Coppola sur grand écran. On devise souvent sur l'adaptation des grands classiques mais Apocalypse Now est une vision tellement juste et tellement éloignée du récit de Conrad, que c'est un exemple qui renferme tous les autres. Pour mille raisons, en ces temps de canicule, c'est exactement le texte qui vous fera monter d'un ou deux degrés votre clim.
Le coeur des ténèbres, précédé de Jeunesse (Heart of darkness, trad. G-Jean Aubry, André Ruyers), ed. L'imaginaire Gallimard 1948, 255 pages.