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The killer inside me

Littérature noire

Sang mêlé : le dernier chef d'oeuvre de Big Jim (31)

Jim Thompson a 67 ans en 1973 quand il publie, en Angleterre, Sang mêlé (King Blood), un texte qu'il a, en fait, écrit au coeur des années 50. Ce sera son ultime roman. Usé, fatigué, il mourra quatre ans plus tard. Il y a une intense émotion à lire ce roman de dingues, en se disant que l'écrivain de l'Oklahoma avait encore des choses à dire, des plaies à ouvrir, des escrocs à mettre en lumière, des rapports père-fils à développer... Plus personne ne l'ignore, Jim Thompson avait quelque chose à régler avec son paternel, un sacré coco, devenu shériff, puis chercheur de pétrole ou quelque chose comme ça. Un père un peu loser qui, à la fin de sa vie, suppliait son fils Jim de le garder à la maison avec lui... L'auteur en gardera une profonde douleur, des émotions paradoxales.
Et le lecteur retrouve cela dans la figure paternelle d'Ike King, vieillissant propriétaire terrien de l'Oklahoma, frère de sang d'Ipaha, apache, avec lequel il a fait les 400 coups et dont les deux petites filles ont épousé ces fils aînés, Boz et Arlie. Le troisième fils, Critch, est un escroc de presque haut-vol qui a quitté la famille, avec sa mère, prostituée, et son beau-père, qui l'initiera au pigeonnage. Maintenant Critch revient, après avoir détroussé une redoutable femme-bandit, et Ike se prend d'affection pour cet enfant parti trop longtemps loin de lui.
L'histoire est terrible, entre une vision très dure des indiens d'Oklahoma, à l'éducation violente mais pauvre, des relations de famille polluées par l'argent et des descriptions tout simplement fantastiques de la ville de Tulsa et de celle, plus petite, d'El Reno. La plume, factuelle et cynique, de Jim Thompson se régale, s'amuse. Notamment dans les dialogues entre les femmes indiennes et les fils, entre incompréhension culturelle et maladresse du vocabulaire. Comme dans tout roman de Big Jim qui se respecte, il y a une belle somme d'argent à récupérer, la bagatelle de 72 000 dollars qui ont changé de mains mais voilà, bien malin qui sait où ils sont planqués. Et finalement peu d'hommes, ou de femmes, sortent indemnes de ce tableau catastrophique de l'humanité dans l'Oklahoma du début XXe. Si ! Le Marshall Thompson, homme juste, pondéré, qui demande à son adjoint, son propre neveu d'être bien moins ambitieux et de se concentrer sur son travail, sans penser à la politique, la magistrature. Et au beau milieu du roman, Jim Thompson prend la plume pour s'adresser directement au lecteur et lui confier que cet adjoint, c'est son père. Boum !, nouveau gros coup d'émotion... De même que les filles-bandits ont bien existé, les magistrats filous aussi. Jamais, l'auteur de Pottsville n'avait autant pioché dans le réel. Certes, le personnage de son père affleurait mais il n'avait pas encore parlé de lui aussi franchement, comme dans une sorte de réhabilitation.
Comme dans Rage noire, Thompson déverse des tombereaux d'insanités, des caricatures (souvent drôles) à la limite du racisme mais on sait que c'est plus une vision épuisée de l'humanité, qu'une profonde pensée politique xénophobe.Et il évoque d'ailleurs en fin de livre le fameux trail of tears qui vit des dizaines de milliers d'indiens être déplacés par les Etats Unis dans les années 1820.  Ce n'est donc pas la vision d'un Blanc mais celle d'un vieil homme sans rancoeur, mais avec une touche de cynisme et, toujours, d'humour. Bon, la scène de sadisme entre Arlie et la grande soeur Anerson laisse un vrai malaise mais à l'image de tout le roman, elle est très ambigue, comme dans cet échange :
" ça te dit mon grand ? lui demanda-t-elle avec un regard sensuel. Puisque t'en es à tout prendre, pourquoi tu m'prendrais pas moi ?
- Comment ça ? dit Arlie avec un air idiot. Tu veux dire que je pourrais te manger ou quoi ?
- Tu peux, si c'est ça que tu veux, murmura-t-elle. Ou tu peux me faire n'importe quoi? Regarde donc un peu ces nénés."
Il tira violemment sur sa chemise et il examina la poitrine opulente à bouts roses qui s'en échappait. Il ouvrit la bouche de stupéfaction : finalement, il leva les yeux vers elle, d'un air manifestement perplexe.
- T'en as que deux, dit-il d'une voix plaintive.
- J'en ai que... quoi ? dit Ethel Anderson. Merde alors, et combien tu croyais que j'en avais ?
- Ben ça dépend si t'es une vache, une truie ou une chienne. J'crois pas qu'tu sois une vache; t'es trop dégueulasse pour partager une grange. Alors t'es peut-être une truie ou...
- Espèce d'enculé, tu te crois malin.
"
Evidemment, cette histoire d'un père et de ses trois enfants qui se disputent sa succession a quelque chose de Shakespeare, auteur phare de Big Jim. Mais il y a mille autre pistes, dans chaque page de Sang mêlé, avec, plus que jamais, ce sentiment que Jim Thompson était d'une intelligence peu commune, d'un regard incroyablement affûté sur ses contemporains, avec l'envie de dénoncer les bassesses, les impostures. Un roman sans doute pas assez connu dans l'immense oeuvre, il est vrai, de ce pilier du roman noir.

Sang mêlé (trad. Michèle Valencia), ed. Rivages, 217 pages, 6 euros
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