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The killer inside me

Littérature noire

Des milliers de lunes : Winona sur le sentier de l'amer

Plus de trois ans après l'inoubliable Des jours sans fin, Sebastian Barry retourne, avec Des milliers de lunes, dans le Tennessee, après la Guerre de Sécession. Mais pas dans les pas de son Irlandais sensible Thomas McNulty : dans ceux de la jeune indienne lakota que l'ancien soldat de l'Union a adoptée, avec son compagnon John Cole, Winona. Le trio s'est installé dans une ferme, à Paris, entre Nashville et Memphis. Thomas et John s'éreintent sur la plantation de tabac du brave propriétaire Lige Magan tandis que Winona fait des heures de comptabilité pour l'avocat Briscoe. Dans cette ferme vivent aussi Rosalee et Tennyson Bouguereau, deux anciens esclaves, chargés respectivement de l'intendance et du travail dans les champs La vie est dure, chiche, dans un Sud qui voit les remous de la Guerre s'échouer jusque dans ce comté de Henry. Winona comprend bien vite qu'ici, sa vie a moins de valeur que celle d'un ancien esclave, moins que celle d'une mule. Pourtant, jeune fille magnifique, elle sent son coeur battre quand Jas Jonski lui fait la cour, lui prend la main. Mais ce petit bonheur ne durera pas. Winona rentre un jour de Paris en larmes, la figure balafrée. Et violée. Dans le tumulte de son agression et parce qu'elle a sifflé du whisky avec Jas Jonski, elle ne se souvient plus très bien de qui, de où. Mais, dans sa position sociale, difficile de porter plainte. Quelques jours plus tard, c'est Tennyson Bouguerau qui est passé à tabac, laissé pour mort. Le shérif autorise une milice à aller rendre visite à des ex-confédérés réputés violents... Winona, pressée de venger Tennyson, s'y rend également.

La prose de Sebastian Barry est une leçon de beauté fragile. Les belles âmes de Thomas, John, Winona semblent à deux doigts de tomber dans la folie, la vengeance. Pourtant, il reste un rien d'humanité en eux pour éviter de sombrer, malgré les provocations, les émotions aussi. En choisissant de suivre Winona, l'auteur irlandais peint une héroïne différente, une jeune fille en pleine transformation, autant hormonale que sociétale. L'enfant lakota peut-elle devenir une femme employée par un avocat ? Peut-elle oublier, ignorer ses origines ? Non bien sûr. Winona se remémore sans cesse le carnage de son peuple, la voix de sa mère, les légendes... "Une autre histoire qu'elle racontait, c'était celle de la Chute. Une terrible maladie s'était abattue sur nous, disait-elle, mille lunes plus tôt. Presque tous avaient succombé.  Les gens s'écroulaient et quelques heures après, ils étaient morts. Comme cette histoire nous faisait peur. Mille lunes plus tôt, c'était sa plus grande unité de temps."

Collant à Winona, à ses sentiments, ses interrogations (peut-elle aimer Peg ?), ses colères aussi, Des milliers de lunes lui emprunte, il va de soi, sa façon de parler (gros travail de traduction) avec cette forme de révérence qu'elle a pour l'avocat Briscoe, répétant son nom comme celui d'un saint et aussi une sorte d'innocence devant ce monde des Blancs si complexe. Winona est une fille nature que la civilisation vient tout juste de flétrir, une créature saine qui sera polluée par le racisme, la bêtise. Sebastian Barry use de symbolique évidente pour dénoncer un monde qui ne tourne pas, ou plus, rond. Peut-être que Des milliers de lunes est moins émouvant que Des jours sans fin. Ou bien le lecteur est moins surpris par l'incroyable style, la finesse des sentiments. Ce roman, ce western oui,  n'en reste pas moins d'une beauté étincelante et d'une profondeur rare. On se souvient de Winona longtemps après avoir lu la dernière page.

Des milliers de lunes (A thousand moons, trad. Laetitia Devaux), ed. Joëlle LOsfeld, 237 pages, 21 euros
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