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The killer inside me

Littérature noire

J'irai mourir sur vos terres : un remarquable prix Edgar

La littérature américaine possède tout de même une extraordinaire faculté à raconter les USA mais aussi l'histoire des USA. Partir d'un fait, presque d'une anecdote ou d'une époque et tisser une fiction forte, riche, avec une vraie belle langue. Pour le lecteur européen, il ne s'agit pas tant d'exotisme ou de voyage, que de dimension, de souffle quand une certaine littérature française, par tradition il faut l'avouer, se regarde plutôt le nombril (et Le Garçon de Marcus Malte est un des rares contre exemples récents). J'irai mourir sur vos terres, de Lori Roy, roman passé relativement inaperçu cet hiver, naît ainsi d'un simple événement historique : le dernier homme pendu aux Etats-Unis, en 1936, dans le Kentucky. C'est mince comme point de départ. Surtout que Lori Roy ne colle pas du tout à la réalité de ce lynchage, elle invente tout le reste. Et en fait un roman lumineux. D'abord sur les croyances populaires (comme Ron Rash sait en parler), sur la Justice, sur la famille et finalement sur les amours de jeunesse. J'irai mourir sur vos terres est un roman complet, comme on commande un repas gastronomique : il satisfait tous les besoins, les désirs. Dans une écriture, un peu gothique, d'une délicatesse rare, ne négligeant pourtant pas la dureté de la vie rurale dans ce Kentucky abandonné. C'est ce qui a valu à Lori Roy l'Edgar 2012 du premier roman policier pour Bent Road  et l'Edgar 2016, tout simplement, pour celui-ci.

En 1936, Sarah et Juna Crowley sont les deux filles d'un fermier, relativement pauvre. La plantation de tabac, comme celles de ces voisins, est menacée par un été caniculaire. Ce jour-là, Juna part avec son petit frère, Dale, travailler dans le champ. A la nuit tombée, ils ne reviennent pas. Le comté part à leur recherche. Juna, celle qui a le "don", cette espèce de clairvoyance maudite, assure qu'un homme les a agressé. Le petit Dale est retrouvé vivant dans un cours d'eau. Il décèdera quelques jours plus tard. Tout accuse, et Juna la première, Carl-Joseph, le fils aîné de la famille des Baine. En 1952, Annie et Carolin Holloran sont également deux soeurs, filles de Sarah Baine. Comme le veut la tradition, à quinze ans et demi, Annie doit se pencher, à minuit, sur un puits où elle verra apparaître le visage de son futur mari. Sauf que ce soir là, c'est la vielle madame Baine qu'elle croise, refroidie. De quoi est-elle morte ? Juna va-t-elle revenir ? Et le beau Ellis Baine ? Le père des deux filles a remplacé, avec bonheur, le tabac par la lavande mais les vieilles histoires, les superstitions refont surface.

Passant de 1936 et de ses événements fondateurs, à 1952, achèvement de ce que l'on peut appeler un destin, Lori Roy développe avec intelligence son intrigue, sa narration, sans jamais être prise en défaut. Elle raconte autant une histoire familiale, qu'une Amérique rurale. "Joseph-Carl est toujours assis à la table de la cuisine, les mains sur les genoux, quand je m'avance sur la galerie. Dans sa dernière lettre, il évoquait la poussière. Il disait qu'elle flottait tout le temps dans l'air et qu'elle faisait mourir tout ce qui était vert. Les sauterelles étaient arrivées ensuite. Pour peu qu'une plante ait réussi à grandir, elles s'abattaient dessus et la mangeaient. Et lorsqu'il n'y avait plus rien eu de vivant, elles s'étaient attaquées au manche en bois des râteaux." Visiblement Lori Roy aime le Kentucky et les Hommes qui y vivent ou y survivent. J'irai mourir sur vos terres possède cette poésie âpre des destinées malheureuses, ces vies de non-dits, de renonciation sentimentale, où les vieilles femmes continuent d'accrocher des cadavres de serpent à l'entrée des domaines pour chasser le mauvais sort. Une lecture admirable.

J'irai mourir sur vos terres (trad.Valérie Bourgeois), ed. Le Masque, 312 pages,20 euros.
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