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The killer inside me

Littérature noire

L'affaire Emmett Till : près de 70 ans après, la plaie ouverte

La Justice américaine ne finira jamais d'étonner, d'énerver, de ravir (au choix et parfois tout en même temps) les Français et sans doute les Européens. L'affaire Emmett Till, hautement iconique et racontée avec précision par Jean-Marie Pottier en est un exemple ultime. En septembre 1955, deux hommes, formellement reconnus par un témoin, sont jugés pour l'enlèvement et l'assassinat un mois plus tôt, d'Emmett Till, 14 ans, à Money, Mississippi. Les deux hommes vont obtenir un non-lieu dans le premier procès, et un acquittement dans le second en l'espace de quelques jours. Un scandale, un déni de justice, qui va ébranler tout le pays et pour longtemps. Martin Luther King s'emparera de l'affaire. Rosa Parks y sera sensibilisée lors d'un prêche. En 1963, un mémoire de maîtrise sur Emmett Till est présenté à l'université de Floride. En 1985, un documentaire est diffusé sur une chaîne de Chicago d'où était originaire la jeune victime. Deux ans plus tard, une série documentaire y est consacrée. Puis deux autres films en novembre et décembre 2002. Jusqu'à l'ouverture d'une enquête fédérale en mai 2004. Et si un grand jury refuse de prononcer de nouvelles inculpations, une autre enquête s'ouvre en juillet 2018 après de nouvelles révélations. Alors, certes, il n'y aura pas de condamnations, rien. Mais la Justice, avec bien du retard puisque tous les acteurs ou témoins sont morts, a tenté l'impossible cinquante, voire soixante années après les faits. Tout cela aussi par la force d'une femme, la mère d'Emmett, Mamie Till, infatigable combattante de la vérité.
L'histoire est infâme. Elle commence donc dans un patelin du Mississippi, dans son fameux delta. Emmett Till y passe quelques jours fin août 1955 chez un oncle et des cousins. Un jour où il passe à l'épicerie Bryant, le gamin, pourtant alerté par sa mère sur l'attitude à tenir dans le Sud, se permet de siffler la jeune épicière. Transgression. Sacrilège dans un Etat qui demeure, malgré les lois, le plus ségrégationniste du pays. Quatre jours plus tard, dans la nuit, Roy Bryant, le mari de l'épicière et J. W. Milam, son beau-frère, enlève Emmett sous les yeux de son oncle. Celui-ci évoquera d'autres personnes, sous le porche, dans la voiture, sans vraiment les distinguer. Le 31 août, le cadavre du garçon de 14 ans est repêché dans le fleuve, le cou enserré par un fil de fer attaché au moteur d'une égraineuse à coton. Les deux hommes sont interpellés. Le corps d'Emmett Till est renvoyé à sa mère à Chicago mais les autorités lui ordonnent de garder le cercueil fermé. Et pour cause : le corps atteste des tortures, le crâne est fracturé. Mamie Till, au contraire, veut montrer ce que l'on a fait à son enfant : le cercueil est présenté à la famille, à la foule d'amis, de militants pour les droits civiques. Une photo est également publiée dans une revue de la communauté noire. C'est sans nul doute la première pierre, nécessaire, d'un crime qui va prendre une dimension nationale.
Car l'affaire Emmett Till est un tournant. Ou l'un des tournants dans la bataille des afro-américains pour les droits civils. Il y aura quelques années plus tard, encore dans cet Etat, l'affaire dite de Mississippi Burning : l'assassinat de trois militants des fameux civil rights. Sans oublier celui de Medgar Evers, autre militant, sous les yeux de sa famille, en 1963.
Jean-Marie Pottier retrace toute cette histoire avec minutie, du témoignage payé des deux hommes innocentés (qui reconnaissent quasiment l'assassinat), à leur lente déchéance, leurs morts, jusqu'à la traque par le FBI dans les années 2000 des fameux complices, l'examen du lieu de torture et au final, la confession espérée de la fameuse épicière. Cette affaire rebondit d'année en année, de personnage en personnage, avec, comme ressort humain, l'opiniâtreté de la famille d'Emmett Till et l'acharnement d'activistes. Cette série de true crime possède ce point commun : les cold case refont souvent surface à la faveur d'une indiscrétion ou de nouvelles techniques, comme l'ADN.
L'auteur ne manque pas toutefois de mettre en perspective les presque 70 ans de lutte de la communauté noire, en citant notamment Joyce Chiles, première femme et première noire élue procureure au 4e district judiciaire du Mississippi, affligée devant les guerres de gangs : " qui aurait pensé il y a trente-cinq ans que nous, les Noirs, permettrions au Ku Klux Klan de ranger ses robes au placard et ferions son boulot à sa place ? "
L'affaire Emmett Till, un peu plus que les autres affaires de cette remarquable collection, possède quelque chose d'historique et l'un de ses intérêts est de constater à quel point le dossier ne s'est jamais vraiment refermé, ni à la fin des deux procès, ni à la mort de Bryant et Milam, ni même encore à celle de Mamie Till. L'été dernier, soit en juillet 2023, Joe Biden a décidé d'un monument national (comme pour la statue de la Liberté, le champ de bataille de Little big horn...) pour Emmett Till en trois sites différents : le Robert Temple Church of God de Chicago où le cadavre de l'enfant a été exposé, le palais de Justice de Sumner d'où Bryant et Milam sont sortis libres et enfin, sur les bords du fleuve où l'enfant a été sorti de l'eau.
Le livre pose de précieuses questions, apporte des réponses tout aussi importantes. Mais l'une reste en suspens : " en quoi, au bout du compte, la longue vie de l'affaire symbolise les progrès de l'Amérique, ou à l'inverse ce qui n'y a pas changé. " Passionnant.

L'affaire Emmett Till, ed. Society / 10-18, 234 pages, 8 euros
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